Jean-Baptiste DESHAYS (Rouen 1729 – Paris 1765)

"L’enlèvement de Déjanire"

Huile sur papier marouflé sur toile en grisaille.

Dans les années 1750, la critique ne tarit pas d’éloge sur un certain Jean-Baptiste Deshays. « Ce peintre, mon ami, est à mon sens le premier peintre de la nation », écrit Diderot dans l’un de ses Salons. En 1765, à l’âge de 35 ans, Deshays disparaît avant d’atteindre la pleine maturité, laissant vain les espoirs de renouvellement du genre pictural que certains plaçaient en lui. André Bancel, dans une monographie publiée en 2008, explore les sources et archives qui permettent de retracer la vie et l’œuvre de ce peintre fort mal connu. L’auteur, dans le catalogue raisonné qu’il propose en deuxième partie de son ouvrage, reconstitue un corpus jusque là mal identifié, et lui rend des œuvres attribuées à tort à l’un ou l’autre de ses maîtres ou contemporains.

Né à Rouen d’un père artiste, Jean-Baptiste Deshays fut rapidement envoyé à Paris, et placé par Collin de Vermont chez Jean Restout qui lui apprit le métier. Son passage ensuite chez François Boucher eut une emprise décisive sur son art. Si l’élève ne s’est pas illustré avec les même sujets que son maître, peut-être à dessein, leur manière fut souvent très proche ; notamment celle de leurs esquisses, qu’André Bancel s’attache à distinguer. Jean Baptiste Deshays épousera en 1758 la fille aînée de Boucher, attestant du lien qui unissait les deux artistes, et certainement des attentes que le maître plaçait en son élève.

C’est dans l’atelier de Boucher que Deshays obtint le Grand Prix de Rome, en 1751. Il intégra alors l’Ecole des élèves protégés dirigée par Van Loo. En 1754, le jeune artiste gagna la Villa Médicis, sous la direction de Natoire. Après quelques mois d’hésitations et de découragement, il s’y accoutume, et restera finalement trois ans à Rome. Le retour de Deshays en France fut consacré par de nombreux succès. Son statut de gendre de Boucher lui assura certainement des protections, son talent et son caractère aimable et décidé en gagnèrent d’autres. Académicien à 28 ans, il possédait un atelier au Louvre, formait des élèves, et succéda à son beau-père à la direction de la manufacture des tapisseries de Beauvais. Il participa en outre à plusieurs programmes prestigieux, comme celui de l’église Saint-Louis à Versailles.
Parmi les quatre-vingt-trois peintures recensées par André Bancel, quarante-trois sont des « esquisses peintes ». Un certain nombre de caractéristiques les rassemblent, et peuvent s’appliquer à notre œuvre. Notre Enlèvement de Déjanire est peint dans une grisaille aux tons chauds ; l’artiste se plait à jouer avec la préparation rouge qu’il laisse en réserve, et teinte ses ombres de rose. Sa touche est vigoureuse, énergique et enlevée. On y retrouve l’influence de Boucher, mais avec plus de fougue ou de vivacité. Deshays n’hésite pas à cerner certaines de ses figures de traits francs, marquant l’ombre ou la lumière. Ici, la matière vibre et anime la scène. Le jeu des obliques, le travail des postures difficile à démêler, contribue à son effet dynamique.

Deshays a probablement représenté ici une scène de la légende d’Hercule, que l’on retrouve sous la plume de Sophocle dans les Trachiniennes. C’est Déjanire elle-même qui raconte cet épisode survenu lors de son premier voyage avec son jeune époux Héraclès. Le centaure Nessus la prit sur son dos pour lui faire traverser le profond fleuve Evénos. Au milieu du fleuve, le centaure tenta de porter sa main sur Déjanire ; alerté, Hercule décocha une flèche au centaure. A l’agonie, Nessus trempa son manteau dans son sang empoisonné, et l’offrit à la jeune femme en lui promettant « un charme d’amour si puissant sur l’esprit d’Héraclès que jamais il ne chérira aucune femme plus que toi ». Déjanire abusée tentera plus tard de ranimer la passion d’Héraclès par cet artifice. Le manteau empoisonné causera en réalité la mort du héros, et sa femme s’en tuera de désespoir.

Cet Enlèvement de Déjanire est à notre connaissance le seul épisode tiré de la légende d’Hercule traité par Deshays. Peut-être révèle-t-il l’existence d’un cycle sur Hercule demeuré inconnu. Deshays a toutefois peint plusieurs fois des scènes d’enlèvements d’après la littérature antique, comme Borée qui enlève Orithye issu des Métamorphoses d’Ovide. On peut aussi rapprocher la figure de notre centaure d’une Etude de satyre conservée au National Gallery de Washington. Le musée du Louvre possède par ailleurs un dessin de Boucher représentant l’Enlèvement de Déjanire, qu’il est intéressant de confronter à notre œuvre. L’iconographie en est très proche : le centaure se retourne vers sa captive assise sur son dos, et lui tend sa tunique. Plus loin, se tient Hercule, qui dans le dessin de Boucher décoche sa flèche.
Le traitement de Deshays propose une version plus dramatique de l’épisode, que pourrait parfaitement résumer cette phrase de Diderot au Salon de 1765, peu après la mort de l’artiste : « c’est celui là qui avait du feu, de l’imagination et de la verve ; c’est celui-là qui savait montrer une scène tragique, et y jeter de ces incidents qui font frissonner, et faire sortir l’atrocité des caractères par l’opposition naturelle et bien ménagée des natures innocentes et douces ; c’est celui-là qui était vraiment poète. »

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