Lucien LÉVY-DHURMER (Alger, 1865 - Le Vésinet, 1953)

Le Silence

28 x 15,4 cm

Après 1895.
Photographie, rehauts de graphite, gouache et craie.
Dédicacé et signé en haut à droite : à Madame Dunoyer / qui aime ce silence / LLevy dhurmer

Je remercierai toujours l’artiste qui, tout en séduisant ma rétine, n’oublie pas de nourrir mon esprit en m’incitant à méditer sur le mystère d’un visage ou le sens d’une allégorie – et c’est ce que fait Lévy-Dhurmer […]. Je l’aime parce qu’où le conduise son imagination, si lointains que soient les parages où elle s’aventure, il place dans ses atmosphères féériques des êtres vivants, expressifs […] faisant ce qu’il veut avec un magnifique insouci des avatars, de la mode, qu’il connaît pourtant aussi bien que nous tous.
Camille Mauclair

Œuvre majeure de Lucien Lévy-Dhurmer, Le Silence est aussi l’une des icônes de la génération symboliste. Elle fut exécutée en 1895, l’année où l’artiste mit un terme à son activité de céramiste, qu’il exerçait depuis 1887 à la manufacture de faïences du Golfe-Juan, pour se consacrer à la peinture, et davantage encore au pastel. Lévy-Dhurmer présenta Le Silence au cours de sa première exposition personnelle à la Galerie Georges Petit, en 1896 – c’est à cette occasion qu’il accola Dhurmer, une partie du patronyme maternel, à sa signature habituelle « Lucien Lévy ». L’exposition fut saluée par la critique : « Nulle œuvre contemporaine n’opère sur nous à un degré égal à cette séduction lente et irrésistible, cette sorte d’ensorcellement, comme si l’artiste avait vraiment insufflé une âme à ces visages qui nous regardent en silence. Il y a la création magique d’êtres constitués et palpitants. Il s’établit entre eux et nous de mystérieuses correspondances » . Le Silence fut à nouveau exposé en 1899 et 1900 à la galerie de la librairie Paul Ollendorff, témoignage du lien qui unissait l’artiste au milieu littéraire.

Les années 1890 furent un sommet dans le cheminement artistique de Lévy-Dhurmer, qui utilise le pastel en virtuose, dans une recherche à la fois plastique et spirituelle. « La poésie symbolique cherche à vêtir l’Idée d’une forme sensible », écrivait Jean Moréas le 18 septembre 1886 dans le Figaro, dans un article considéré comme le manifeste du symbolisme littéraire. Lévy-Dhurmer fut l’un des artistes qui traduisit avec le plus de finesse cette idée dans les arts plastiques.

Le jeune homme est un excellent dessinateur, qui ne sacrifie pas la forme à l’idée : « Une forme vague et mal définie ne suffit pas à rendre une vision ; elles ne font qu’embrumer l’esprit ; les artistes qui sont allés plus haut ont donné les formes les plus précises à leur fantaisie. L’art du rêve est basé sur l’observation de la nature », confiait-il . Le Silence illustre à merveille ces propos. Lévy-Dhurmer a repris l’iconographie traditionnelle de l’allégorie : le geste des doigts sur les lèvres est déjà celui du dieu égyptien Horus, devenu Harpocrates dans la mythologie grecque. L’artiste puisa certainement l’inspiration dans le fascinant masque du Silence du sculpteur Augustin Préault, exécuté pour le tombeau de Jacob Roblès au Père-Lachaise. A leur tour, Fernand Khnopff, Henri Martin (Le Silence, 1897), ou encore Odilon Redon exploreront ce sujet cher aux symbolistes.

Avec une science avisée de la construction et une exquise pureté de ligne, Lévy-Dhurmer place cette figure drapée dans un format vertical qui accentue son hiératisme. La sobriété de moyens accuse la puissance du geste, comme le sentiment de mystère serein qui s’en dégage. L’emploi du pastel conforte l’impression fugitive d’une apparition. Entre présence et absence, le regard tourné vers le spectateur, qu’il interpelle en lui intimant de se taire, est à demi dissimulé derrière le voile. Le graphisme est serré, le modelé sensible du visage et de la main a la douceur d’un Léonard de Vinci, quand les plis sont traités plus largement. L’artiste, qui prit peut-être pour modèle la comtesse Vitali, place cette figure énigmatique devant un paysage marin exempt de références, sous un ciel constellé d’étoiles dont la dimension cosmique suggère l’idée d’éternité.

Dans La Revue illustrée du 15 décembre 1899 Achille Ségard décrivit avec justesse le sentiment qui saisit ses contemporains à la découverte du Silence : « cette tonalité éteinte, cette coloration atténuée donne une impression de calme pacifiant. Le visage de la femme est solennel comme celui d’une statue. La robe et le voile sont drapés comme les plis d’une robe de pierre. Rien ne s’agite. Rien ne parle. […] L’impression générale est la même que celle que donnent les sphinx accroupis depuis des milliers d’années dans le désert immense et vague. C’est en ne donnant d’importance à aucun détail que le peintre donne de l’importance et de la force au tableau tout entier ».

Notre œuvre est une photographie du Silence, reprise par Lucien Lévy-Dhurmer avec un envoi. Son intérêt plastique est doublé d’une valeur sensible, quand on sait l’attachement particulier qui liait l’artiste à son pastel. Hormis ses deux expositions publiques au tournant du siècle, et malgré la fascination qu’il exerça sur les milieux symbolistes, Le Silence fut peu diffusé, puisque l’artiste le conserva toute sa vie dans sa chambre, et le vendit peut avant sa mort au couple Zagorowsky. L’œuvre passa en 1976 dans la collection Bobritschew, jusqu’à sa dation en 2006 au Musée d’Orsay.

Le camaïeu de bruns de l’épreuve a été repris pour en accentuer les contrastes : la craie blanche rehausse les plis du drapé, l’éclat des étoiles constellant le ciel, et la clarté de la mer, tandis que des traits de pastel bleu renforcent certaines ombres en rappelant la tonalité de l’œuvre originale.
L’inventaire des archives de Lévy-Dhurmer, réalisé sous la direction de Geneviève Lacambre, est une source de renseignement précieux sur les échanges qu’entretenaient l’artiste avec des personnalités aussi diverses que Pierre Loti, le maréchal Lyautey, le Sâr Péladan, la baronne Robert de Rothschild, la comtesse de Pourtalès, Auguste Rodin, René Lalique, Claude Debussy ou encore André Bernheim. On n’y trouve nulle trace de Madame Dunoyer, reflet d’un peintre peu mondain, qui fut toute sa vie aussi discret dans ses amitiés que secret dans son art.
M.B.

Bibliographie générale (œuvre inédite)
Philippe SAUNIER, Isabelle GAËTAN, Araxie TOUTGHALIAN, Le mystère et l’éclat, pastels du Musée d’Orsay, cat. exp. Musée d’Orsay, Paris, RMN, 2008.
Jean CLAIR (dir.), Cosmos : du romantisme à l’avant-garde, cat. exp., Musée des beaux-arts de Montréal, Centre de cultura contemporània de Barcelona, 1999.
Philippe JULLIAN, « La Belle Epoque comme l’a rêvée Lévy-Dhurmer », Connaissance des Arts, mars 1973.
Autour de Lévy-Dhurmer : visionnaires et intimistes en 1900, cat. exp. Grand Palais, Paris, RMN, 1973.
Exposition des œuvres du maître français Lucien Lévy-Dhurmer, cat. exp., Galerie des Artistes Français, Bruxelles, 1927-1928, préface.

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