Surnommés « Ferdinand » ou « Elle Ferdinand », les Elle forment une dynastie de peintres d’origine flamande, actifs en France entre 1601 et 1717. Louis Ferdinand Elle II, dit l’Aîné, figure de proue de cette lignée, exerce son art sous les règnes de Louis XIII puis de Louis XIV. Considéré comme l’un des plus brillants portraitistes de son temps, il répond aux commandes d’une clientèle prestigieuse, composée notamment d’aristocrates et autres représentants de l’autorité monarchique. Son talent le conduit également à travailler pour la famille royale, peignant des figures illustres telles que la Grande Mademoiselle, la reine Marie-Thérèse d’Autriche, Monsieur, frère du roi, et Louis XIV lui-même.
La renommée de son pinceau, tant par sa qualité que par son influence, lui vaut de figurer parmi les douze fondateurs de l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1648, institution au sein de laquelle il est nommé professeur en 1657. Cependant, le durcissement de la politique royale envers les protestants entraîne son exclusion en 1681, provoquant la perte d’une part importante de sa clientèle ainsi que des commandes officielles. Toutefois, deux mois et demi après la révocation de l’Édit de Nantes en 1685, son abjuration lui ouvre à nouveau les portes de l’Académie, qu’il réintègre avec les honneurs. En témoigne le Portrait de la marquise de Maintenon accompagnée de sa nièce, commandé en 1688 pour la Maison royale de Saint-Cyr (Versailles, inv. MV 2196).

Balthazar Montcornet
(1600-1688)
Michel Le Tellier (1603-1685) en habit de secrétaire d’État, avant 1677
Estampe
Austrian national Library (inv. 00127043_01)
Tous les indices iconographiques présents dans notre portrait convergent vers l’identification d’un homme étroitement lié au pouvoir, gravitant dans l’entourage de Mazarin durant l’exercice de ses fonctions aux côtés d’Anne d’Autriche pendant la Régence. Daté de 1655, notre tableau s’inscrit dans un contexte où Louis XIV, monté sur le trône quatre ans plus tôt, n’exerce pas encore pleinement son autorité. L’influence de Mazarin au sein du Conseil du roi demeure déterminante, tout comme celle de ses plus fidèles collaborateurs. Parmi eux figure Michel Le Tellier, marquis de Barbezieux et seigneur de Chaville, d’Étang et de Viroflay (1603–1685) (ill. 1), reconnu comme l’un des principaux artisans de l’absolutisme monarchique sous Louis XIV. Sur les conseils de Mazarin, le jeune roi, alors âgé de cinq ans, le nomme secrétaire d’État à la Guerre en 1643, puis chancelier de France (ill. 2).

D’après Robert Nanteuil
(1623-1678),
anciennement attribué à Louis Ferdinand Elle l’Aîné
Michel II Le Tellier, marquis de Barbezieux (1603-1683), chancelier de France, Trésorier des Ordres du roi
Huile sur toile (ovale)
75 x 61 cm
Versailles, musée national du château et de Trianon
(inv. MV 5677)
En 1655, une nouvelle figure émerge dans le proche entourage de Mazarin : Jean-Baptiste Colbert. Intendant privé influent du cardinal, il s’impose peu à peu dans la sphère politique proche du jeune Louis XIV. À la mort de Mazarin en 1661, Colbert entre au Conseil du roi, avant d’être nommé contrôleur général des finances en 1665, puis ministre d’État.
Des liens politiques étroits unissent alors Colbert et Michel Le Tellier. Tous deux, au service du roi, jouent un rôle déterminant dans l’œuvre de centralisation du pouvoir et l’affirmation de l’absolutisme royal : Colbert par ses réformes financières qui soutiennent l’effort de guerre, Le Tellier par son organisation militaire de l’État.

Philippe de Champaigne
(1602-1674)
Portrait de Jean-Baptiste Colbert (1619-1683),
1655
Huile sur toile
92,1 x 72,4 cm
New York, The Metropolitan Museum (inv. 51.34)
Dans leurs effigies respectives toutes deux réalisées en 1655 – Le Tellier par Elle et Colbert par Champaigne (ill. 3) – les deux hommes présentent une ressemblance frappante. Les modèles arborent la même coiffure et un costume presque identique. Tous deux sont représentés vêtus selon la dernière mode : une robe noire dont les larges manches, laissent déborder celles de la chemise, garnies d’engageantes en dentelle. Le col de dentelle blanche est agrémenté de bords festonnés, tenue caractéristique de la haute noblesse et de la magistrature française entre 1640 et 1660. Leur chevelure longue et bouclée, ainsi que leur moustache fine et soigneusement taillée, évoquent les codes aristocratiques en vigueur sous Louis XIII et au début du règne de Louis XIV.
Dans notre portrait, Le Tellier pose, dans la tradition des portraits hollandais, dans un intérieur garni de velours rouge dont un épais rideau recouvre presque entièrement l’arrière-plan. Le modèle est assis sur une large chaise en velours, bordé de franges dont le dossier est capitonné de motifs de fleurettes taillées dans le même tissu.
Devant lui, une table couverte d’un tapis oriental brodée de motifs floraux et végétaux stylisés. Tandis que sa main gauche est dissimulée dans les plis de sa robe, sa main droite est fièrement posée sur un épais livre couvert de maroquin noir. La tranche de l’ouvrage, estampée de motifs d’or porte l’inscription « Opere di Malvezi ». Le livre, symbole d’érudition et d’autorité intellectuelle, est souvent retenu dans les portraits comme affirmation d’un rôle dans l’administration, la magistrature où les affaires d’État. Plus encore ici, l’auteur, Virgilio Malvezzi (1595-1654), est un écrivain italien engagé dans la diplomatie et l’histoire politique, fortement apprécié pour ses biographies romaines et bibliques.
« Il principe deve sapere fingere, dissimulare, e talvolta anche mentire, non per ingannare i buoni, ma per vincere i cattivi. » 1
Il est tout à fait vraisemblable que Le Tellier ait lu l’œuvre de Malvezzi, dans la mesure où il évoluait dans des cercles où circulaient largement les écrits politiques italiens, espagnols et latins — notamment sous l’influence du cardinal Mazarin, dont la riche bibliothèque européenne contribua à diffuser à la cour les idées politiques venues d’Italie. La formation idéologique des ministres de Louis XIV s’appuie en partie sur la lecture d’auteurs italiens tels que Malvezzi. Traduit en français dès les années 1640, ses écrits développent une pensée politique fondée sur la maîtrise et l’exercice du pouvoir, une conception que Le Tellier incarne pleinement à travers son rôle central dans la mise en œuvre concrète de la monarchie absolue en France.
Oscillant entre les influences flamandes, héritées de Van Dyck, et l’héritage italien perceptible dans une maîtrise subtile du clair-obscur, l’artiste accorde une attention particulière à la restitution de la psychologie de son modèle. Le regard, vif et pénétrant, suggère une intelligence vive. Le traitement délicat des chairs, la finesse des traits du visage et de la main apparente témoignent du savoir-faire du peintre, dont le style se distingue par un réalisme saisissant, quoique souvent idéalisé pour flatter ses commanditaires. Dans une posture élégante, presque théâtrale, Le Tellier, alors âgé de 52 ans, se présente au sommet de sa carrière. Il apparaît comme figé dans le temps, fixant la noblesse de ses traits et sa réussite sociale pour la postérité.
M.O
1 « Le prince doit savoir feindre, dissimuler, et parfois même mentir — non pour tromper les justes, mais pour triompher des ennemis. » Virgilio Malvezzi, Romulo (1629)