Theodore GERICAULT (Rouen, 1791 - Paris, 1824)

Le Chariot à charbon (Recto)
Deux Pêcherus dans un paysage (verso)

18,4 x 25,6 cm

1821-1822. Recto : Mine de plomb, plume et lavis d’encre brune sur papier crème. Verso : mine de plomb et lavis de sépia. Signé recto en bas à gauche à l’encre brune : Gericault.

Provenance
France, collection particulière.

Le motif de notre remarquable aquarelle est en rapport direct avec l’une des lithographies bien connue de Géricault, The Coal Waggon, publiée à Londres le 1er février 1821 dans une série ambitieuse de 13 grandes lithographies intitulée Various Subjects Drawns from Life and on Stone by J. Géricault et réimprimée en France en 1822 dans la Suite des grandes lithographies françaises. Charles Clément, premier catalographe du peintre, en fit cette description dès 1866 :

« Un chariot à charbon, attelé de cinq chevaux, descend une côte et va arriver près d’un bateau. Le charretier retient le timonier. Un autre homme est assis sur le devant du chariot » .

En 1868, Clément ajouta à la fin de sa notice : « M. His de La Salle possède une belle étude pour cette pièce » . Ce dessin figura ensuite à la vente du célèbre collectionneur (Christie’s, Londres, 27 novembre 1880, lot 50).

De l’avis de l’ensemble des spécialistes de Géricault et de l’histoire de la lithographie, la série de 1821 est un véritable chef d’œuvre. Jamais, depuis l’invention de cette technique, en 1796, un artiste n’avait atteint une maîtrise aussi parfaite. Parmi ces lithographies, se trouve La charrette à charbon, dont le thème, a-t-on dit – et à juste titre –, « fut un véritable leitmotiv de la période anglaise » . Théodore Géricault partage avec nombre de ses contemporains qui se sont rendus en Angleterre après la longue période du blocus napoléonien cette véritable fascination pour le charbon et son transport. Cette matière première était alors totalement inconnue à Paris (on s’y chauffait uniquement au bois) et n’y fit son entrée qu’à partir de 1828. Le voyageur étranger se rendant pour la première fois à Londres ne pouvait, semble-t-il, échapper aux problèmes que posait déjà cette intense utilisation du charbon, véritable symbole de la révolution industrielle anglaise, de l’activité économique et de l’énergie.

On réalise donc combien la thématique de la charrette de charbon est importante dans l’œuvre anglaise de Géricault, et pourquoi ce dernier lui consacra des aquarelles et des lithographies de toute beauté. Telle la barque de Charon, la charrette symbolise le passage d’un monde à l’autre (de l’agraire à l’industriel) et stigmatise ces fameuses « inégalités des classes » de la vie anglaise , conséquences tragiques et inévitables qui frappaient tant les libéraux français des années 1820.

Notre aquarelle inédite est donc une vraie redécouverte dont la situation par rapport à la lithographie de 1821 et de la réédition française de 1822 est cruciale à préciser. Outre l’étude de la collection His de La Salle qui se confond probablement avec le dessin conservé dans une collection particulière, il existe deux autres aquarelles au Wadsworth Arthenum de Hartford et au Musée Bonnat de Bayonne, cette dernière signée et datée de 1820 (19 x 30 cm, inv. 692). Ce millésime est d’importance majeure puisqu’il confirme notre hypothèse, à savoir que les sujets réalisés à Londres, en février 1821, avaient été travaillés quelques mois plus tôt à Londres même, mais peut-être encore à Paris dans l’attente du prochain séjour en Angleterre. On sait en effet par Clément que les lithographies de Géricault étaient souvent faites « d’après des tableaux à l’huile ou des aquarelles ». Autrement dit, elles n’étaient absolument pas dessinées et improvisées directement sur la pierre, mais bien le fruit d’un long travail préparatoire.

Dans notre aquarelle, la signature paraît totalement autographe, homogène et cohérente avec l’ensemble de l’écriture graphique du dessin. Elle se trouve à gauche, alors qu’elle se situe à droite dans les aquarelles de Bayonne et de Hartford. Si elle semble moins appliquée, c’est peut-être la preuve qu’elle a été faite immédiatement, dès l’achèvement du dessin. La comparaison entre l’aquarelle de Bayonne et la nôtre est spectaculaire : plus grande, celle de Bayonne semble beaucoup moins monumentale, moins forte, moins sculpturale. Cet effet tient au cadrage de la scène mais aussi à la différence de technique, puisqu’il s’agit du lavis d’encre grise. Les deux œuvres sont donc radicalement différentes. On comprend mieux que Géricault, dans le cadre de ses explorations sérielles et chromatiques, ait voulu tester ces deux approches. Quant à l’aquarelle de Hartford, elle partage une évidente fraternité avec celle de Bayonne : l’une semble l’émanation de l’autre. A l’évidence Géricault a fait usage du calque. L’aquarelle d’Hartford, avec ses rochers (au premier plan à gauche et au centre) plus ronds, moins anguleux, pourrait être la première version et celle de Bayonne la seconde. Cette dernière ayant valeur de prototype, ce qui pourrait peut-être expliquer la signature suivie du millésime.

Le choix du seul lavis de brun, dans notre aquarelle, mérite attention. Géricault, en effet, n’a pas voulu la rehausser de gouache blanche (un exercice dans lequel il excellait), préférant utiliser, de main de maître, la réserve du papier crème pour signifier l’éclat de la lumière sur les rochers plats du premier plan mais encore sur la robe du premier cheval. L’usage de cette réserve lui permettait encore de faire les deux petites voiles blanches au fond à gauche, mais encore et surtout la complexe architecture des nuages. De fait, ces derniers sont magistralement animés. Grâce à la subtile association du lavis et de la réserve blanche du papier, Géricault est arrivé à suggérer la consistance aqueuse de ce ciel tourmenté. Ce dernier (qui occupe une place bien plus grande que dans les deux lithographies) avait été l’objet d’une attention toute particulière de la part de Géricault, participe activement au climat psychologique de la scène. La remarque de Charles Robert Cockerell prend ici tout son sens : « [Géricault] a souvent dit que l’Angleterre était le meilleur endroit qu’il connaisse pour étudier l’air ». La légèreté des nuages et la suggestion du vent servent, par contraste, à renforcer le poids du chariot, des sacs de charbon mais encore la masse musculaire des chevaux.

D’autres détails sont encore appuyés comme, au fond à gauche, bien discernables, le mat du voilier au premier plan et les montagnes dans le lointain. La modification des visages est encore spectaculaire. Calmes et concentrés dans les aquarelles d’Hartford et de Bayonne, le visage du personnage central est sévère, presque patibulaire, comme si Géricault avait voulu signifier son état de rude prolétaire (curieusement, dans la lithographie de 1822, ce visage exprime tout au contraire une certaine bonhomie).

L’ensemble de ces différences laissent croire que notre aquarelle est bien le fruit d’une réflexion formelle issue, notamment, des aquarelles préparatoires d’Hartford et de Bayonne, et qu’elle serait préparatoire à la lithographie anglaise comme à la version peinte, datant par conséquent de 1820-1821. Il semble toutefois que, si magnifiquement sculpturale, aux ombres et lumières renforcées, la feuille daterait plutôt de 1821-1822, époque où Géricault travaillait à la Série française n’étant pas satisfait de la lumière trop disséminée des planches anglaises.

En outre, la manière de dessiner l’anatomie des chevaux semble absolument caractéristique de l’art et de la manière de Géricault pendant et après la période anglaise. Géricault semble alors avoir également exploré une manière quelque peu inédite de dessiner au lavis de brun, rivalisant avec le rendu suave, réaliste et précis de la pierre lithographique. La superbe aquarelle du Cheval du plâtrier, signée et datée de 1821, est un parfait exemple de cette tentative. À l’évidence, notre aquarelle s’inscrit dans cette manière encore peu connue et peu étudiée par les spécialistes de l’artiste.

Quant au verso de notre aquarelle, il est encore difficile de l’identifier. S’agit-il d’un paysage copié d’après un maître ancien ? Nous y retrouvons, en tout cas, cette même manière (magistrale) d’utiliser la réserve du papier pour créer aussi bien les deux personnages avec leurs lances et leurs grands chapeaux que les feuillages, les rochers et le cours d’eau au premier plan qui semble se terminer par une cascade. Pour le coup on songe à des butteri campés dans un paysage italien.

Cette œuvre sera incluse dans le Catalogue raisonné des dessins inédits et retrouvés de Théodore Géricault, actuellement en préparation par M. Bruno Chenique.
B.C.

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