28 x 21,7 cm
Circa 1775.
Deux sanguines différentes.
Au verso, étude de pied.
Annoté au verso à la sanguine : GREUZE
Provenance
· Probablement vente Paris, 12 mars 1893, Febvre expert, lot 8 : « Tête d’enfant. Sanguine. De trois quarts à [sa] droite, les cheveux embroussaillés, la bouche parlante, les yeux expressifs. 28 x 23 cm ».
· Collection Alfred Normand (1910-1993), Paris (Lugt 153c en bas à droite), puis par descendance.
Bibliographie générale (œuvre inédite)
Edgar MUNHALL, Greuze the Draftsman, cat. exp. New York, Los Angeles, 2002.
« Peindre l’homme, dans la vie privée, est le grand talent de M. Greuze. L’expression des mœurs simples, de la candeur, de l’amour, du désir, de la libéralité, de la reconnaissance, de la tendresse filiale ; tels sont les sujets qu’il prend dans la nature et qu’il rend avec le plus grand intérêt. »
— Jean-Baptiste-Pierre Le Brun, 1776.
L’un des traits particuliers et constants de Greuze, l’élément primordial de son art si singulier, fut son intérêt pour l’expression des passions. Caractéristique traditionnelle de la grande peinture d’histoire, l’expression permet à Greuze de cristalliser la situation dramatique que vivent les personnages de ses toiles alors même que les sujets issus du quotidien rattachent ces tableaux à la peinture du genre. L’expression crée également ce lien nécessaire entre l’œuvre et les spectateurs qui perçoivent les sentiments des protagonistes et éprouvent pour eux une véritable empathie :
« l’intérêt et le pathétique ont étonné les connoisseurs et fait verser des larmes à des âmes indifférentes jusqu’à ce jour à la force magique de la peinture […] et le Peintre qui sçait nous émouvoir de la sorte est, pour nous, un nouveau Raphaël . »
Ces mots élogieux sont de Jean-Baptiste-Pierre Le Brun, peintre et collectionneur, arrière-petit-neveu de Charles Le Brun qui, un siècle plus tôt, prononça une célèbre Conférence sur l’expression générale et particulière, publiée en trois versions successives et illustrées. En cette seconde moitié du XVIIIe siècle, l’ouvrage du premier directeur de l’Académie était plus que jamais d’actualité, en grande partie grâce à l’influence des philosophes et des naturalistes. En 1760, Watelet dans son Art de Peindre plaide pour une représentation des passions orientée vers l’utilité sociale et morale. Six ans plus tard, Diderot écrit en tête du chapitre IV de ses Essais sur la peinture : « l’expression est en général l’image d’un sentiment ». Enfin, en 1768, l’année même de la réception de Greuze à l’Académie, le comte de Caylus fonde le Prix de la Tête d’expression.
Observateur attentif et infatigable, captant avec une habileté exceptionnelle l’image des hommes qui l’entouraient, Greuze renouvela la démarche de Le Brun en l’adaptant à la vie moderne. Il fit par ailleurs œuvre de pionnier en étendant l’investigation des expressions humaines à la physionomie enfantine. Les expressions adoptées par ses modèles n’ont pas l’outrance de celles illustrées dans la Conférence. Au lieu d’archétype, Greuze propose des attitudes qui respirent le naturel, comme celle que présente notre garçon âgé d’une dizaine d’années au plus.
L’artiste se consacre entièrement à la tête de l’enfant, négligeant le col rabattu du vêtement et l’intérieur de l’oreille. La sanguine sculpte le visage aux pommettes hautes et petit nez retroussé, détaille la chevelure qui s’échappe d’un bonnet souple en mèches libres et délicates. Les traits fermes et appuyés laissent transparaître par endroit le blanc du papier. Ces réserves permettent de suggérer la lumière venant de la droite qui éclaire la tempe et le menton et glisse sur la frange. L’ensemble est d’une grande douceur qui sied parfaitement à la fraicheur de ce jeune garçon. La bouche légèrement entrouverte et les yeux grands ouverts lui donnent un air surpris et légèrement inquiet, non sans une pointe d’espoir qui se lit dans son regard.
Il n’a pas été possible de mettre en relation directe notre étude avec une toile connue. Son caractère achevé et la fermeté de la sanguine inclinent à la situer dans les années de maturité de l’artiste. Notre belle tête d’enfant peut être rapprochée stylistiquement de dessins en rapport avec les tableaux des années 1770 et notamment La Malédiction paternelle, le Fils ingrat et La Malédiction paternelle, le Fils puni : on y observe la même manière de modeler les formes en croisant les traits de sanguine. Ces études préparatoires sont en général réalisées sur des feuilles presque deux fois plus grandes, à l’inverse de certains dessins destinés soit à la gravure, soit aux amateurs qui, du vivant même de Greuze, recherchaient avidement ses œuvres graphiques.
La Petite Boudeuse de la collection Jean Bonna possède ainsi les dimensions exactes de notre Jeune garçon. Reprenant l’une des figures de La Lecture de la Bible de 1755, La Petite Boudeuse fut gravée à la manière de sanguine par Louis-Marin Bonnet en 1766, l’année de la publication par Greuze du recueil de Têtes de différents caractères composé surtout des visages les plus significatifs et les plus expressifs de ses toiles et conçu comme une réponse de l’artiste à la Conférence de Le Brun.
Contrairement à La Petite Boudeuse aux traits appuyés et nets, notre tête d’enfant traitée avec souplesse en deux tons de sanguine convient mal à une traduction en estampe, mais relève des dessins isolés de Greuze. Comme c’est le cas de certaines de ces œuvres autonomes, le verso de notre feuille est occupé par une étude de pied nu et d’un bord de drapé qui font penser aux tableaux à sujets antiquisants de l’artiste.
A.Z.