Maurice DENIS (Granville, 1870 - Paris, 1943)

L’Enfant Jésus baptisant Saint Christophe

48 x 37 cm

1920.
Aquarelle, gouache, traits de crayon sur deux feuilles de papier marouflées sur carton
Signé MAVD en bas vers la droite.
Annoté J. BEL en bas au milieu

Provenance
• France, collection particulière

La musique occupe une place toute particulière dans la vie et l’œuvre de Maurice Denis. Alors encore en formation à l’Académie Julian, l’artiste souligne dans son Journal la mélomanie des ses amis nabis, et notamment leur goût prononcé pour Wagner auquel Paul Sérusier prêtait sa voix de ténor. Plus tard, Maurice Denis épousera Marthe, une musicienne, et le couple s’entourera de compositeurs et d’interprètes comme la pianiste Blanche Selva, le directeur de l’Opéra Jacques Rouché, ou encore le compositeur Ernest Chausson. « La musique, de plus en plus, a sur ma sensibilité un grand pouvoir », écrivait Denis dans son Journal en octobre 1904. Cet attrait prit corps de façon grandiose en 1912, dans le décor que le peintre réalisa pour la coupole du théâtre des Champs Élysées.

Maurice Denis évolue dans une époque où l’Opéra est un lieu incontournable, et la source d’un intense foisonnement créatif. En 1887, Lohengrin de Wagner est joué pour la première fois en France. En 1894, on célèbre la millième représentation de Mignon de Thomas à l’Opéra Comique. En 1909, les premiers Ballets russes de Diaghilev sont représentés au théâtre du Châtelet. Quatre ans plus tard, la création du Sacre du Printemps de Stravinsky, au théâtre des Champs-Élysées, fait scandale ; en 1917, les costumes et décors de Picasso pour Parade d’Éric Satie suscitent à leur tour d’ardentes controverses.

Alors que de nombreux peintres participèrent activement aux créations d’opéras d’avant-garde, Maurice Denis fut peu sollicité pour la scène. Le plus célèbre de ses projets menés à terme fut celui de la Légende de Saint Christophe, de Vincent d’Indy, pour lequel Denis créa les costumes et les décors. Le peintre avait rencontré le compositeur par le biais de la Schola Cantorum, organisation créée par l’entourage de César Franck afin de promouvoir la musique ancienne, redécouvrir le plain-chant grégorien, ou composer une musique religieuse moderne de qualité. Vincent d’Indy en fut directeur, et y suivra les progrès au violon de Bernadette Denis, l’une des filles du peintre. Tirée de la Légende Dorée de Jacques de Voragine, la Légende de Saint Christophe est l’œuvre majeure de d’Indy, et son testament musical et spirituel. Il y travaillait depuis 1908 ; l’œuvre fut créée le 9 juin 1920 à l’Opéra de Paris.

Maurice Denis découvrit l’opéra en 1912 dans sa version pour piano, et son nom fut rapidement suggéré pour la réalisation des décors et costumes. Le synopsis, assez complexe, relate l’histoire d’Auférus, qui ne veut servir que « le roi le plus puissant », et part à sa recherche. Notre œuvre est une illustration de la scène clef de l’histoire (acte II, scène 3) : Auférus, déçu de n’avoir pas assouvi sa quête, se trouve près d’un torrent qu’il accepte de faire traverser à un petit enfant. La tempête se lève, et le jeune garçon rassure celui qui le porte : « Ne t’en étonne point, car c’est moi qui ai créé le monde. ». Le bâton de route d’Auférus fleurit de roses blanches, L’Enfant Jésus ainsi révélé apaise la tempête, puis baptise Auférus qui prend le nom de Christophe – porteur du Christ.

« Il faut avant tout qu’une affiche soit lisible, et qu’au premier coup d’œil son langage soit clair. L’important est de trouver une silhouette expressive, un symbole, - oui un symbole qui, par le seul pouvoir de ses formes et de ses couleurs, s’impose à l’attention des foules et tyrannise le passant ». Maurice Denis, qui ne réalisa que quelques affiches au cours de sa carrière, a travaillé à partir de cette scène pour créer le rideau de scène, l’affiche et le billet d’invitation à la répétition générale, variations d’un même motif. Il représente pour la promotion du spectacle un Saint Christophe auréolé, courbé sous le poids de l’Enfant Jésus portant le globe, symbole du monde. Le pin qui sert de bâton au marcheur n’a pas encore fleuri, et le décor montagneux d’arrière plan est celui de l’acte II pour lequel Maurice Denis s’est inspiré des paysages d’Ardèche.

Notre gouache, réalisée en 1920 au moment du travail sur La Légende de Saint Christophe, mais indépendamment, a pris pour motif le passage qui suit le miracle. Maurice Denis en livre une interprétation personnelle dont l’esthétique, affranchie des directives très précises du compositeur, est plus intimement la sienne. Saint Christophe semble plus jeune que sur le projet d’affiche, et ne porte par l’auréole. Il se tient debout au milieu des eaux, appuyé sur son pin fleuri de roses blanches. Sa stature solide contraste avec celle du tout jeune Christ nimbé, dressé sur un rocher en surplomb du saint qu’il baptise d’une main, levant l’autre dans un geste de bénédiction. L’eau du torrent est composée en sinueux aplats de jaunes, oranges, blancs et bleus. On retrouve à l’arrière plan les troncs de pins caractéristiques de Maurice Denis, silhouettes lisses et mauves dont on ne voit pas le faîte, dressées parmi des buissons stylisés dans des tons bleu-vert.

Maurice Denis réalise ici une icône recueillie, d’une grande modernité. Loin des images pieuses éthérées, Saint Christophe a l’allure d’un homme de chair, et le jeune Jésus a certainement pris les traits de l’un de enfants de l’artiste. Confrontant notre Saint Christophe aux premières images religieuses de Denis, dans les années 1885, on décèle le chemin parcouru par un homme dont la vie intérieure a mûri conjointement à sa vie artistique, dont l’art est demeuré libre des conventions et affranchi des modes, inscrivant le registre religieux dans une vie contemporaine incarnée sans jamais renier l’intuition esthétique qui lui fit écrire en 1910 : « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. ».

L’artiste, qui a toujours beaucoup dessiné, était avant tout peintre, et ne considérait pas le dessin comme une fin : « Il faut enfin dessiner en vue de l’utilisation du dessin. Le dessin d’un artiste est un dessein : tous les moyens sont bons pour résumer l’essentiel du monument qu’on veut bâtir, du tableau qu’on veut peindre, de la chaise qu’on veut fabriquer. Le caractère du schéma ainsi obtenu sera d’autant plus beau que la volonté de l’artiste sera plus claire et plus ferme. Il symbolise la volonté de l’artiste. » Cette gouache, qui possède les qualités plastiques d’une œuvre autonome, est ainsi est un travail préparatoire à sa gravure par Jacques Beltrand. Le graveur, qui s’était lié d’amitié avec Maurice Denis en 1907, devint son interprète exclusif. Il réalisa pour lui, avec l’aide de ses frères Camille et Georges, les bois en couleurs des lithographies de vingt-trois livres de Denis, jusqu’à la mort accidentelle du peintre en 1943.
M.B.

Bibliographie :
Delphine GRIVEL, Maurice Denis et la musique, Lyon, Symétrie, 2011
Steven Huebner, "Vincent d’Indy et le drame sacré : de Parsifal à La Légende de Saint-Christophe" in J.C. Branger et A. Ramaut, Opéra et religion sous la IIIe République, Université de Saint-Etienne, 2006.
Maurice Denis dessinateur. L’œuvre dévoilé, cat. exp. Musée départemental Maurice Denis, Paris, Somogy, 2006

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