Pierre-Auguste RENOIR (Limoges 1841 - 1919 Cagnes-sur-Mer)

Le Salon de Marguerite Charpentier

20,7 x 29,7 cm

Illustration pour « Les Salons Bourgeois » d’Alphonse Daudet,
publié dans Les Chefs-d’œuvre d’art à l’Exposition universelle,
1878
Pierre noire, plume, encre brune sur papier vergé
Signé (en bas à droite) : RENOIR

Provenance :

- Collection Jean-Louis Debauve (1926-2016)
- Paris, commerce d’art
- Paris, collection particulière

Bien que Renoir ait vigoureusement proclamé l’autonomie de la peinture et de la littérature, qui devaient, selon lui, s’en tenir à leurs moyens expressifs propres, il a paradoxalement laissé des jugements personnels qui attestent de son intérêt pour la création littéraire de son temps .
Le peintre entretenait en effet des liens étroits avec de nombreux auteurs comme Astruc, Zola, Banville, Duranty, Daudet, Mallarmé, Gide, Valéry, ou encore son frère Edmond et son ami Paul Lhoste, pour n’en citer que quelques-uns. L’œuvre de Renoir et les romans naturalistes de Zola, Maupassant, Daudet, Duranty, les frères Goncourt et Huymans, se rejoignent autour des thématiques de la vie moderne : ces artistes se sont attachés à représenter des parties de campagne,
des bals, des scènes de rues et de cafés ou encore des promenades en plein air.

Entre 1878 et 1883, Renoir se tourna à nouveau vers le Salon officiel, après avoir mis fin à sa participation aux expositions impressionnistes, peu intéressantes financièrement. Occupé par la réalisation de nombreux portraits, il s’adonna également à l’art de l’illustration. Il collabora notamment à l’édition illustrée de L’Assommoir de Zola, publié en 1878 chez Marpon et Flammarion.
Cet ouvrage, auquel vingt-deux artistes comme Clairin, Gervex ou Régamey contribuèrent, était le premier à combiner modes de reproduction traditionnels et nouvelles techniques comme le guillotage, procédé permettant une transposition mécanique du trait du dessinateur sur un papier spécifique, dit « papier Gillot ». Renoir réalisa pour cette publication quatre illustrations représentant La Loge des boches, Lantier et Gervaise passèrent une très agréable soirée au café-concert.

Nana et ses amies se promenant sur le boulevard extérieur et Le père Bru piétinait dans la neige (ill. 1). Si ces images ont fait l’objet d’une diffusion inédite pour l’artiste au moment de leur publication, avec des thèmes rappelant les sujets de ses tableaux, elles ont par la suite été longtemps oubliées des bibliophiles et des spécialistes de l’œuvre dessiné et gravé de Renoir .
En 1998, John Collins a contribué à la redécouverte de Renoir illustrateur, en exhumant un texte satirique d’Alphonse Daudet, « les Salons Bourgeois », édité par
Émile Bergerat en 1878 dans Les Chefs- d’œuvre d’art à l’Exposition universelle, compilation d’essais dédiés à la peinture et aux arts décoratifs. Cet ouvrage, illustré par un grand nombre d’artistes
(Gérôme, Bastien-Lepage, Gustave Moreau, Meissonier, Rochegrosse, Stevens, Bonnat, etc.), a été largement diffusé, à l’instar de L’Assommoir de Zola publié la même année. L’intention de l’éditeur était de promouvoir un nouveau style décoratif inspiré par la vie et les mœurs modernes.

L’article de Daudet est décoré de deux illustrations de Renoir : une lettre ornementale D (ill. 2) et une scène représentant un Salon mondain, en fin de texte (ill. 3). Notre dessin à l’encre est l’œuvre originale utilisée pour cette illustration, reproduite dans l’ouvrage grâce à un procédé photomécanique. L’essai de Daudet fait allusion au Salon tenu par madame Charpentier, née Marguerite-Louise Lemonnier (1848- 1904), épouse de Georges Charpentier (1846-1905), éditeur des
naturalistes. Inspiratrice du personnage de Juliette Deberle dans Une page d’amour de Zola, cette femme joua un rôle de premier ordre dans la vie culturelle de l’époque, en recevant chez elle, au 15 rue de Grenelle, écrivains, sculpteurs, poètes, hommes politiques et surtout peintres. Émile Bergerat
et Alphonse Daudet fréquentaient le Salon des Charpentier, qui se tenait les vendredis après-midi de janvier à mars. C’est ici qu’ils firent la connaissance de Renoir. Daudet et Renoir, qui partageaient la même vision esthétique, se lièrent d’amitié entre 1875 et 1880.

En septembre 1876, Renoir séjourna un mois dans le domaine de Daudet à Champrosay, où il peignit des paysages et un Portrait de Madame Daudet, née Julia Allard. Daudet et son épouse étaient eux-mêmes les hôtes d’un célèbre Salon fréquenté par toute l’élite parisienne, où se retrouvaient régulièrement « les Cinq », dit aussi « le Groupe des auteurs sifflés », formé par Alphonse Daudet, Gustave Flaubert, Émile Zola, Ivan Turgenev et Edmond de Goncourt. Les soirées données par les Charpentier ne possédaient pas, selon Daudet, les caractéristiques d’un véritable Salon littéraire. En effet, les sujets de conversation tournaient aussi bien autour de la politique que de la littérature et
des arts. Il déplore également, dans son texte, la présence de « médecins qui s’établissent et veulent se faire connaître dans le quartier », de « parents sans fortune qui cherchent à marier leurs filles », de « professeurs de déclamation », ou encore de « vieilles dames et de jeunes filles à toilettes ambitieuses et fanées ». Il offre une description acerbe et piquante de ces réunions mondaines : « Ce sont des salons trop petits, tout en longueur, où les invités assis et causant ont l’attitude gênée des gens en omnibus ; des appartements bouleversés, avec des couloirs, des portières, des paravents à surprises et la maîtresse de maison, effarée, qui vous crie “ Pas par-là...’’. »

Les illustrations de Renoir pour « Les Salons Bourgeois » s’accordent avec l’esprit railleur du texte. La lettrine (ill. 2) qui commence la première phrase de l’essai : « De toutes les folies du temps, il n’y en a pas de plus gaie, de plus étrange, de plus fertile en surprises cocasses que cette rage de soirées... », est formée par un grand pianiste avachi et fatigué au costume trop petit pour lui, voûté devant
son clavier. L’homme, aux cheveux longs et ébouriffés, est une caricature de Daudet, réputé pour ses talents de musicien. Cette scène révèle l’humeur de l’auteur, lassé de devoir assister à des soirées qui ne lui semblent pas dignes d’intérêt.

Toujours dans le même registre sarcastique, notre dessin, destiné à illustrer la dernière page du texte (ill. 3), évoque le rituel prétentieux du Salon mondain : deux hommes portant des cols exagérément hauts, s’inclinent respectueusement devant leur hôtesse plantureuse, qui n’est autre que Marguerite Charpentier recevant les hommages de ses courtisans. Renoir réalisa également, vers 1876-1878,
plusieurs effigies peintes de la jeune femme. Elle arbore, dans ses portraits officiels, le même type de robe et de coiffure que dans notre dessin (ill. 4).

Quelques années plus tôt, Edmond de Goncourt avait donné dans son Journal une description toute aussi cocasse de madame Charpentier, entourée d’écrivains flagorneurs : « Une petite femme à la jolie tête, à la mise d’une cocotterie effroyable, mais si minuscule, si courte et si enceinte par là-dessus, que dans sa robe de féerie, elle semblait jouer sur un théâtre de la Reine des Culs Bas.
Tout autour d’elle, une cour de petits auteurs faisant des courbettes . »

Entre 1878 et 1883, Renoir est le seul artiste impressionniste à pratiquer une activité d’illustrateur. On retrouve le style graphique inconventionnel de notre dessin dans quelques illustrations de
Renoir datant de la même année (1878) : les originaux ayant servi à leur exécution ont quasiment tous disparu. Outre notre œuvre, inédite, un dessin de Lise, publié comme frontispice du pamphlet
de Duret, Les Peintres impressionnistes, et quelques dessins préparatoires pour L’Assommoir de Zola édité chez Marpon et Flammarion, sont parvenus jusqu’à nous. Dans le dessin conservé à l’Art
Institute de Chicago, représentant Les filles d’ouvriers se promenant sur le boulevard extérieur (ill. 5), Renoir emploie la même technique que dans notre œuvre : il esquisse très légèrement sa composition à la pierre noire avant d’exécuter son dessin à la plume.

En effet, on perçoit, sous l’épaisseur des lignes appuyées à l’encre, quelques traces de crayon sous-jacentes.

Son style graphique se caractérise par un enchevêtrement de hachures courtes et irrégulières formant des masses de densités variables, évoquant un réseau de fils de fer entrelacés. Il crée une surface foisonnante dans laquelle les détails et les contours se dissolvent (ill. 6 et 7). Les zones lumineuses sont laissées en réserve. En privilégiant un dégradé de tons et de traits relâchés, Renoir reste ainsi fidèle aux innovations impressionnistes.

A la suite du succès remporté par Les Chefs d’œuvre, Renoir fut fréquemment sollicité pour illustrer La Vie Moderne, journal fondé par Charpentier, dirigé par Bergerat entre 1879 et 1880, puis par
Edmond Renoir entre 1884 et 1886. Réalisées par un artiste en pleine possession de ses moyens, qui est déjà l’auteur de toiles majeures comme La Loge, Le Bal du moulin de la Galette ou encore La Balançoire, les illustrations de Renoir doivent être considérées comme des œuvres d’art à part entière. Notre dessin nous dévoile également une facette moins connue de Renoir, capable d’aborder un registre satirique inédit dans son œuvre.

Notre dessin a appartenu à Jean-Louis Debauve (1926-2016), collectionneur aguerri de documents littéraires, historiques, de gravures illustrant la Bretagne, d’autographes et de lettres inédites de Sade ou encore de Jules Laforgue. Docteur en droit, il fut initié à la littérature par une mère lectrice
(Baudelaire, Verlaine, les poètes symbolistes) et par son oncle Charles Martine, bibliothécaire de l’École des beaux-arts, collectionneur, habitué des Deux Magots, et ami d’André Malraux,
Robert Desnos ou encore Dunoyer de Ségonzac. Surnommé « le juge » à cause de ses activités professionnelles et de son esprit méticuleux, Jean-Louis Debauve participa à l’établissement de l’œuvre complète de Jules Laforgue, fruit de trente ans de travail.

Amélie du Closel

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