Jean-Thomas THIBAULT (Moutier-en-Der, 1757 - Paris, 1826)

Chemin des tombeaux à Rome (D’après Serlio et Pierro Ligorio)

62 x 84 cm

1813
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Plume et encre brune, aquarelle sur traits de crayon
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Titré sur le cartouche fixé au cadre
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Signé et daté en bas à gauche sur la pierre j. t. thibault 1813
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Au revers, une ancienne étiquette à l’encre : Conjecture sur un Chemin des anciens Romains, & Réunion de Sépulcres antiques restaurées d’après leurs ruines par Serlio, Pirro Ligorio & autres
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Provenance
• France, collection particulière.

Tant l’Art a de pouvoir, et tant la Perspective Qui prête à vos tableaux sa beauté fugitive, Par sa douce féerie et ses charmes secrets, Colorant, approchant, éloignant les objets,
De son brillant prestige embellit les campagnes, Comble ici les vallons, là baisse les montagnes, Déguise les objets, les distances, les lieux, Et, pour les mieux charmer, en impose à nos yeux ! Jacques Delille, Les Jardins, Paris, 1801, chant III.
Durant toute la carrière de Jean-Thomas Thibault, la perspective, sa théorie et sa pratique, fut le lien vivant entre la peinture et l’architecture, deux disciplines qu’il pratiquait avec la même passion.

Fils d’un menuisier, il fut placé très tôt à l’école royale gratuite de dessin que Jean-Jacques Bachelier venait d’ouvrir à Paris. Remarquant son talent, Jean-Baptiste André, architecte du prince de Conti, engagea le jeune artiste comme dessinateur pour l’assister au chantier du château de l’Isle-Adam. Thibault y suivit les cours de dessin et d’architecture dispensés, une fois la journée faite, par Pierre Panseron, inspecteur des travaux. Une amitié indéfectible liait depuis l’artiste à ses condisciples, Nicolas Louis Durand et Pierre Fontaine. En 1827, à la demande des nièces de Thibault, Fontaine rédigea une notice biographique de son camarade où il rappelait le succès, auprès du prince et des amateurs, de ses vues « dessinées avec une adresse parfaite, et qui rappelaient, de la manière la plus agréable, la finesse des charmantes vues d’Israël Sylvestre, la précision de Leclerc et l’adresse de Callot ».
Ayant réussi le concours de l’académie d’Architecture en 1780, et après avoir travaillé pour Richard Mique à Versailles, Thibault entra dans l’atelier d’Étienne-Louis Boullée. Sans tenter le Prix de Rome, il se rendit par ses propres moyens en Italie, où il pratiquait, d’après Fontaine, « alternativement, et toujours avec succès, la Peinture et l’Architecture ». Écourté par la Révolution, son séjour transalpin ne dura que quatre ans, de 1786 à 1790, mais l’artiste en revint marqué par la découverte des édifices antiques et la belle lumière de l’Italie. Avec Percier et Fontaine, il fut l’un des membres fondateurs du groupe des duodi, douze artistes parisiens – architectes comme Dufour ou Callet et peintres comme Morel d’Arleux et Guillon- Lethière – qui s’étaient connus à Rome et se réunissaient tous les mois à partir de 1798.

Dès son retour à Paris, Thibault se fit un nom comme dessinateur d’architecture maniant l’huile, mais surtout l’aquarelle. De grand format et d’une rare minutie, ses vues de monuments romains, d’intérieurs de basiliques et ses caprices étaient ardemment recherchés. Par ailleurs, il s’associa avec Durand pour plusieurs projets primés aux concours de l’État. En 1804, Louis Bonaparte fit appel à eux pour la transformation de son château de Saint-Leu et de son hôtel parisien. Thibault fut ensuite chargé de terminer le château de la Petite Malmaison pour l’impératrice Joséphine, de décorer le palais de l’Élysée et celui de Neuilly, puis de restaurer le palais de La Haye et l’hôtel de ville d’Amsterdam.

Membre de l’Institut en 1818 dans la section d’Architecture, Thibault fut nommé, l’année suivante, professeur de perspective à l’École des Beaux-Arts en replacement de Valenciennes. Son cours fut la base du traité Application de la perspective linéaire aux arts du dessin publié, après la mort de l’artiste, par son élève Chapuis et ses nièces.

À l’inverse des autres méthodes de perspective, l’ouvrage de Thibault est avant tout un recueil des vues « des sites ornés des plus belles fabriques de l’Italie » (Chapuis) qui dévoilent leur structure mathématique. Sans rien perdre de sa rigueur, la démonstration scientifique de l’architecte-artiste est empreinte de souvenirs d’Italie et de l’étude attentive des grands paysagistes classiques comme Poussin, mais surtout des trois maîtres français des vues d’architecture cités par Fontaine et dont Thibault collectionnait des œuvres : Israël Sylvestre, Sébastien Leclerc et Jacques Callot. Dans chaque planche, les schémas abstraits sont systématiquement subordonnés aux paysages réels ou imaginaires de Rome, parfaitement finis et animés, pour beaucoup inspirés des aquarelles délicates de l’auteur.

On reconnaît ainsi, planche 37, illustrant un cours sur les ombres et légèrement retravaillé, Les Murs de Rome, l’un des deux dessins que nous présentons. La scène est dominée par une construction massive à arcades superposées qui rappelle le mur d’Adrien avec ses tours carrées et ses arcs sur la face tournée vers la ville, mais également l’aqueduc de l’Aqua Claudia qui prend appui sur ce mur près de la Porta Maggiore. L’artiste donne vie à son caprice architectural en multipliant des détails traités avec une précision remarquable : végétation sauvage envahissant les ruines, cyprès et pins parasols, abords caillouteux du chemin, briques mises à nu par la chute du crépi, vaguelettes d’eau dans le caniveau. Plus que de simples figures humaines, les personnages racontent une véritable histoire : une Romaine s’agenouille devant un oratoire, tandis qu’un groupe de musiciens de rue interrompt la danse pour renseigner un passant sous l’œil intrigué de deux voyageurs étrangers reconnaissables à leurs manteaux. Utilisant habilement la blancheur du papier, le dessinateur inonde le paysage de la chaude lumière du soir qui fait fusionner les ruines et la nature en les parant des mêmes couleurs fanées à dominante brune et renforce le contraste entre la sévérité majestueuse des bâtiments et le pittoresque du peuple de Rome.

Cette tonalité automnale est, chez Thibault, celle de la Rome antique et de sa grandeur passée. On la retrouve toujours dans ses vues italiennes, qu’elles soient réelles, idéalisées comme Les Murs de Rome ou encore rêvées à l’instar de cette « conjecture sur un chemin des anciens Romains » que nous présentons également. Datée de 1813, cette grande composition appartient à l’époque où l’artiste se consacra entièrement au dessin, explorant toute la complexité de la perspective. Il révèle ici son entendement parfait des règles géométriques, son maniement virtuose de l’aquarelle, mais aussi ses talents d’architecte, puisqu’il recrée, sans prétendre à l’exactitude archéologique, les édifices antiques disparus. La plupart sortent en effet de son imagination, et seuls quelques-uns sont puisés dans les ouvrages anciens, comme le spectaculaire Septizodium érigé sous Septime Sévère au pied du mont Palatin et rasé à la Renaissance, ou l’aqueduc de Néron que l’on reconnaît au loin.
Thibault situe la scène à l’entrée des portes de Rome, aux abords d’une grande voie, lieu de sépulture traditionnel des Romains où s’élèvent stèles, columbaria, mausolées et statues. Cependant, rappelant la périssabilité de cette magnificence encore intacte, un cortège funéraire chemine entre les tombeaux, précédé d’un crieur qui interpelle les pèlerins et les habitants de Rome. L’œuvre instille une ambiance poétique et invite à la contemplation. La jeune femme tenant l’urne de son époux semble même personnifier cette ville éternelle chère au dessinateur, resplendissante de beauté sous le ciel limpide et qui demeure à travers les siècles dans les marbres dépolis, les pavés usés ou les frondaisons légères et ambrés des arbres.
A.Z.

Bibliographie générale (œuvre inédite)
• Pierre François Léonard Fontaine, « Notice sur J. T. Thibault », dans Jean-Thomas Thibault, Application de la perspective linéaire aux arts du dessin, Paris, J. Renouard, 1827, p. IX-XV.
• Jean-Philippe Garric, Recueils d’Italie : les modèles italiens dans les livres d’architecture français, Sprimont, Mardaga, 2004.

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