42 x 70,5 cm
Pastel sur vélin tendu sur châssis, daté 1754 en bas vers la droite
Provenance :
Collection Jean Sénac de Meilhan, lecteur de la Chambre et du Cabinet du roi, sa vente Paris, 3 décembre 1783, n°21 : Le Fleuve Scamandre surprenant une jeune fille au bain, au pastel par le même Boucher ; ce sujet a été gravé par J. Daullé ; H. 17 pouces, L.25 pouces ;
Paris, collection particulière .
Au cours de l’été 1745, à l’occasion du Salon du Louvre, le peintre du roi François Boucher propose pour la première fois aux amateurs des dessins encadrés plutôt que des tableaux. Il ouvre ainsi la voie à une nouvelle manière de collectionner les dessins, en proposant de les exposer plutôt que de les garder dans des portefeuilles, et les amateurs s’emparent aussitôt de cette idée, certains allant même quelques années plus tard jusqu’ à vivre dans un intérieur comportant environ 500 dessins de l’artiste dans toutes les techniques, accrochés du sol au plafond. A l’évidence, François Boucher tire cette idée du dessin encadré de sa pratique du pastel, qui, compte-tenu de sa fragilité, ne peut se conserver qu’en étant encadré et sous verre, sous peine de tomber en poudre.
L’artiste utilise couramment, parmi d’autres, cette technique du pastel. Comme toute sa génération, il connait son usage traditionnel pour préparer aux figures d’un tableau, telle que pouvait la pratiquer Lebrun , La Fosse, Coypel ou le maître de ses vingt ans , François Lemoyne. Il est familier aussi des dessins au pastel de Barrocci et Bassano conservés chez les collectionneurs français. Autour de 1720 il a peut-être croisé Rosalba Carriera lors de son passage à Paris, car on le retrouve copiant l’un de ses visages féminins. Mais sa grande habileté lui vient plus encore, après 1735, de sa familiarité avec le jeune pastelliste Maurice Quentin Latour , qui choisit pour modèle pour son premier portrait au pastel exposé en 1737 la jeune épouse de François Boucher Marie -Jeanne Buseau. L’artiste a saisi à cette occasion toutes les possibilités de cette technique facile à mettre en œuvre, qui « se quitte, se reprend, se retouche et se finit tant qu’on veut » écrit Lacombe dans son Dictionnaire portatif des beaux arts (1759), et qui présente une palette de couleurs très riche.
Boucher toute sa vie utilise le pastel et le fera de différentes manières, pour étudier un visage ( Esquisses, pastels et dessins de François Boucher dans les collections privées, Versailles , musée Lambinet, 2004, n°33), retoucher ou compléter un dessin , posant alors dans les ombres de la maturité les touches d’un riche pastel noir pour les rendre plus profondes encore, ou rehaussant grâce aux crayons de pastel un dessin quelquefois à la pierre noire, le plus souvent aux trois crayons, comme on le voit dans certaines études de femmes debout ou assises dont les robes sont discrètement teintées de rose ou d’or (F. Joulie, François Boucher , Fragments d’une vision du monde, Paris, Somogy , 2013, n°s 34 et 35), ou dans certaines études de naïades entourées des bleus et verts de l’eau (Paris, musée du Louvre , département des arts graphiques, inv. RF 3879).
Mais on le voit aussi réaliser sur des papiers épais ou sur du parchemin des pastels « finis », qui peuvent rivaliser avec la peinture : l’artiste utilise ainsi les crayons de pastel pour réaliser à partir des années 1750 de nombreux portraits, plus faciles à mettre en œuvre qu’un portrait peint tant il est vrai que le pastel est un « genre de peinture d’une facilité particulière , [qui a pour avantage] de ne répandre aucune odeur, de n’occasionner aucune malpropreté , de pouvoir être interrompu & repris de même , enfin de se prêter à toutes les positions , de quelque côté que vienne la lumière » . Et Chaperon dans son Traité de la peinture au pastel (1788) poursuit en écrivant qu’ « aucun autre genre de technique n’approche autant la nature , aucun ne produit des tons si vrais, c’est de la chair, c’est Flore, c’est l’Aurore ». Ainsi seront réalisés de très nombreux portraits de femmes et en 1761 le rare portrait masculin de son ami Sireul dans son habit de velours gris (Genève, collection particulière ). Parallèlement à cette production de portraits de la maturité, il existe aussi chez Boucher dans ce registre du pastel fini quelques exemples reprenant tout ou partie d’un tableau, qui répondent certainement à une commande précise : ce sont L’Enfant au panais de l’Art Institute de Chicago, (inv.1971-22 ), signé et daté de 1738, témoin de la parfaite maitrise technique de Boucher à cette époque déjà, les deux putti de La Poésie Epique de 1741, (autrefois Schab Gallery , New York) ou L’Etude de pied du musée Carnavalet réalisée quelques dix ans plus tard (Paris, musée Carnavalet, inv. D. 4353) .
Ces petits tableaux soignés, « peints au pastel », peuvent rejoindre chez les collectionneurs d’objets précieux des miniatures, des peintures à la gouache ou des aquarelles que Boucher sait aussi réaliser à l’occasion. Mais leur principal défaut par rapport à ces autres techniques est leur fragilité, redoutée des amateurs, du moins jusqu’aux années 1750. Or après de longues recherches, en 1753 , un certain chimiste du nom de Loriot « a trouvé le moyen de fixer la peinture en pastel » , procédé dont il fait la démonstration mais qu’il refuse de communiquer et dont il se réserve l’exclusivité jusqu’en 1780. Les artistes peuvent désormais envisager sereinement, pour répondre à la demande de certains collectionneurs, de copier dans des pastels raffinés certains de leurs tableaux. C’est ainsi que l’on voit apparaitre chez les amis de François Boucher Randon de Boisset, Sireul, Varanchan, Marigny, des pastels du maître datés des années 1750 -1755, qui reproduisent certains de ses tableaux et quelquefois aussi certains de ses dessins. La Nymphe surprise étudiée ici fait partie de ces versions au pastel conçues comme des objets précieux, elle a été réalisée sur parchemin, ce qui lui confère un aspect velouté particulièrement raffiné. La date de 1754 discrètement portée par Boucher dans le coin inférieur droit place ce pastel parmi ces commandes de pastels qui se multiplient à partir des années 1750 -1755 ; il y reprend pour un amateur inconnu un tableau qu’il a peint en 1742 si l’on en croit la date portée sur la toile identique et de belle qualité conservée au musée de Dijon (ill.1). Ill.1 François Boucher, La Baigneuse surprise ou le Fleuve Scamandre, Dijon , huile sur toile, 46 x 68 cm, Musée des Beaux arts, inv. J 138 ; 179)
Le tableau de 1742 reprend ce pastel représente un sujet déjà traité de manière moins explicitement érotique dans une autre œuvre de la même année 1742, Le Fleuve Scamandre , connue par une gravure de Nicolas de Larmessin publiée en 1743 avec pour légende « Pour vos jeunes Apas le Scamandre embrasé / Sort d’entre ses roseaux, c’est un dieu qui vous aime ». Le sujet dans les deux cas semble identique, on y voit la jeune nymphe Idaea surprise par le jeune dieu Scamandre caché dans les roseaux, le personnage masculin est le même , mais en revanche la jeune femme sagement assise et détachant sa sandale dans le premier tableau gravé par Larmessin est ici presque entièrement nue, dans une pose que les draperies ne voilent que très imparfaitement ; cette approche particulière du sujet, d’un érotisme plus appuyé , est peut-être la raison de la commande d’une seconde version plutôt réalisée au pastel, que son format et sa technique rendent plus confidentielle qu’une toile. L’année 1742 est pour François Boucher une année importante, dans laquelle il peint la Léda que le comte Tessin emporte en Suède, et produit les esquisses de La Tenture Chinoise pour Beauvais ; en revanche le commanditaire du tableau qu’il reproduira au pastel douze ans plus tard reste inconnu, car il ne peut s’agir , comme cela a été couramment écrit, de la marquise de Pompadour qui n’apparait à la cour qu’en 1745 à l’occasion du Bal des Ifs.
Mais il peut aussi avoir très librement réalisé sa version au pastel chez la marquise, dont on sait qu’il était l’un des familiers, car à une date inconnue entre 1745 et 1760, elle acquiert en effet le tableau : deux gravures dans l’autre sens en sont réalisées par Jean Daullé, l’une datée de 1760 , l’autre de 1761 (ill. 2) et l’une des deux mentionne en effet « A madame de Pompadour dame du Palais de la Reine […] par son très humble et très obéissant serviteur Jean Daullé ; le Tableau original appartient à Madame la Marquise de Pompadour ».
A la mort de la marquise en 1766, ce tableau que Daullé appelle dans ses deux gravures La Baigneuse surprise entre dans les collections de son frère le Marquis de Marigny surintendant des Bâtiments du roi, et on le retrouve décrit dans le livret de la vente après décès de sa collection en 1782, avec une confusion dans la description du livret qui montre que le sujet pourrait être aussi Le Fleuve Scamandre, car le tableau est décrit sous le n°12 comme Le Fleuve Scamandre, sujet très agréable représentant une femme nue dans l’attitude de la surprise en appercevant (sic) un homme à travers des roseaux. Ce sujet a été gravé par Daullé sous le titre de La Baigneuse surprise. Compte tenu de ces noms divers donnés au même sujet, l’historique ancien de ce pastel est difficile à établir. Une seule version au pastel du Fleuve Scamandre gravé par Daullé autrefois chez Marigny est répertoriée par Neil Jeffares dans son Dictionary of pastellists, mais elle est en ovale (n°1.173.858). Un bain de nymphe au pastel par Boucher, « morceau très piquant », mentionné dans la vente après décès de monsieur de St Julien à Paris, le 10 décembre 1759 sous le n° 376 pourrait être notre pastel, de même qu’un autre représentant un satyre et une naïade, mentionné dans une vente parisienne de 1876 , mais il est possible aussi que cette œuvre restée dans une même famille soit demeurée inconnue jusqu’à aujourd’hui.
Boucher a réalisé avec soin mais avec un certaine liberté par rapport au modèle cette seconde version au pastel dont l’examen infra rouge très poussé mené par la restauratrice Catherine Polnecq montre sur le bras droit de la nymphe un repentir, et un peu partout sur le tableau dans le détail des fleurs, des arbres ou des draperies de subtiles différences avec les versions gravées ou peinte. Cet examen fait aussi ressortir clairement la rapide mise en place préparatoire à la pierre noire que l’artiste pose sur le parchemin avant de passer aux crayons de pastel qui la masquent complètement. Rare témoin d’une copie au pastel de l’un de ses propres tableaux, cette œuvre raffinée apporte de précieuses informations sur le travail de François Boucher pastelliste.