Alexandre UBELESQUI (Paris, 1649 ou 1651 - 1718)

L’Adoration du Veau d’or

42,4 x 54,2 cm

Huile sur papier marouflé sur toile.

Provenance
France, collection particulière

Le sujet est tiré du Livre de l’Exode (Ex 32, 1-8). Alors que Moïse monte au Mont Sinaï pour s’entretenir avec Dieu, qui lui remet les Tables de la Loi, son peuple désemparé demande à Aaron de le guider et lui désigner ce qu’il doit adorer. Celui-ci leur demande de fondre leurs bijoux pour en faire une idole à l’image d’Apis, Dieu égyptien : un Veau d’or.

On distingue à gauche Aaron, en tunique rose et manteau vert-de-gris, spectateur résigné de l’idolâtrie des Hébreux, et dans le fond, on aperçoit Moïse descendu de la montagne brandissant les Tables de la Loi, prêt à les briser. Les sombres nuages rappellent autant le lieu de la présence divine qu’ils peuvent suggérer son courroux, relayé par son interprète.

Cette composition était connue par une autre version vendue à Rome en 1984, sur toile et d’un format légèrement supérieur. Quelques variantes mineures concernent notamment le drapé de la danseuse ou le jeune adorateur couché au sol. Cette peinture portait une attribution à Jacques Stella qui visait vraisemblablement à l’ancrer dans la suite de Nicolas Poussin qui domine l’iconographie de ce sujet, notamment par la version qu’il en donne pour Amadeo dal Pozzo en 1633-1634. Notre artiste devait la connaître : il fait également du sujet une sorte de bacchanale sacrée déployée sur un vaste panorama, s’attachant aux différentes attitudes manifestant l’adoration. La taille du Veau d’or, bien moindre que chez Poussin, vient peut-être d’un autre modèle fameux, celui de Raphaël aux Loges du Vatican.

Certains autres détails comme la jeune femme à l’enfant indiquant la statue ou l’homme prostré au sol, mains en prière, pourraient dériver d’une composition gravée par François de Poilly comme d’après Poussin. Si Stella réalisa bien des peintures dans un format voisin, les types physiques comme la dette avouée au modèle de Poussin ne correspondent pas. Notre artiste appartient à une génération postérieure inscrite dans cet héritage, vraisemblablement dans le contexte académique et celui des chantiers royaux : la composition pour dal Pozzo fait l’objet d’une copie par Pierre de Sève dans le cadre de la tenture sur l’histoire de Moïse d’après Poussin, entreprise en 1683 ; la gravure de Poilly d’après l’autre version traduit sans doute un tableau alors situé en France. Ce contexte et l’analyse stylistique conduisent à Alexandre Ubelesqui.

D’origine polonaise, né à Paris, Alexandre – son prénom lui tenant tôt lieu de nom – figure parmi les élèves de Le Brun, notamment dans le cadre de l’Académie dont il fréquenta l’école dès 1669. Il participa au concours du Prix de Rome en 1671 et 1672, le remportant la deuxième année.

Pensionné à Rome plusieurs années, il se présenta à son retour à Paris à l’Académie en 1679. Elle le reçut en 1682 et il en devint professeur en 1695. Lorsqu’il se maria en 1681, Noël Coypel, qui avait dirigé l’Académie de France à Rome de 1672-1675, figura parmi les témoins comme ami, ainsi que son fils Antoine Coypel. Apparemment lié d’amitié avec Claude II Audran, Antoine Stella et Louis Licherie, Ubelesqui travailla pour l’abbé Desmoulins, curé de Saint-Germain-l’Auxerrois, la paroisse du Louvre. Il réalisa deux Mays en 1681 (perdu) et 1691 (Louvre) ; participa à la suite de cartons de tapisserie de la Fable en partie d’après Raphaël, commandée en 1684, pour une Danse d’une nymphe et d’un satyre originale (Arras, Musée des Beaux-Arts ; peignit un Mariage de la Vierge pour Notre-Dame de Saint-Cyr entre autres commandes religieuses. Ubelesqui participa aux Salons de 1699 et 1704, notamment par des sujets musicaux. Pour la Ménagerie de Versailles, il réalisa deux sujets de l’histoire de Minerve et Arachné (Fontainebleau, Palais). En 1711 encore, l’artiste participa à une commande royale célébrant l’histoire récente de Louis XIV par une esquisse du Lit de justice : il s’agissait de reprendre la Tenture de l’histoire du roi, mais elle ne fut pas entièrement réalisée, le sujet d’Ubelesqui, notamment, n’étant finalement pas exécuté.

Le carton d’Arras offre un premier point de rapprochement net avec la figure de la jeune femme dansante, simplement inversée dans son attitude si particulière, le visage tourné vers le spectateur. Elle manifeste aussi le canon allongé qu’Ubelesqui affectionnait et qu’il put avoir trouvé auprès de Noël Coypel plus qu’avec Le Brun. Il en va de même pour son drapé, cernant des plages lisses de forts bourrelets ciselés, volontiers disposés par vagues.

Ses peintures demeurant rares, il faut se tourner vers les dessins, dont la diversité de techniques et de styles peut dérouter. Leur rassemblement tient aux inscriptions qu’ils portent, Alexandre ou (de) Mr Alexandre. Elles n’empêchent pas l’analyse critique, et le souci d’en dégager des constantes qui désignent sa main. On peut le faire notamment à partir de feuilles incontestables, comme celle préparant le May de 1692 .

Outre le travail du drapé et le canon déjà relevés, Ubelesqui aimait les dispositions spectaculaires, ramassant les personnages ou les installant sur des diagonales, ce qui renvoie encore à Coypel, et par-delà, à Charles Errard. La comparaison vaut aussi pour la feuille du musée Bonnat montrant Le Christ et Zacchée, beaucoup plus rond. Il joue sur le contraste entre des attitudes emphatiques, bras s’ouvrant ou portés vers l’avant, et d’autres renfermées, comme cela se voit sur la feuille de l’École des Beaux-Arts montrant un Concert champêtre, une veine musicale que l’artiste semble avoir volontiers pratiquée, selon ses contributions aux Salons de 1699 et 1704. La facture plus heurtée de ce dessin pourrait être mise en rapport avec le tableau de Vannes signé et daté de 1702, une Prédication de saint François-Xavier en mauvais état mais que l’on peut rapprocher d’une version en largeur conservée en Allemagne (Ludwigsburg Schloss). Que cette composition soit un clair hommage à La multiplication des pains de Claude II Audran presque vingt ans plus tôt pour les Chartreux ne facilite pas la perception de son évolution.

Néanmoins, on peut penser que cette manière brisant la rondeur ou, du moins, la souplesse passée, sur l’exemple de Jouvenet, peut-être, ouvre une nouvelle période dans sa carrière. Si cette proposition encore très schématique est juste, il faudrait situer notre peinture dans une phase intermédiaire, sans doute après le May de 1691 mais avant le tableau de Vannes. On notera au passage que c’est en 1700-1701 que l’artiste traita un autre épisode de l’histoire de Moïse pour Meudon, Moïse et les filles de Jéthro, malheureusement non localisé.

On le voit, à plus d’un titre, la réapparition de cette peinture est précieuse. Son support plutôt rare – papier marouflé sur toile – désigne la préparation de ce qui devait être un tableau de cabinet. Ce dernier n’est sans doute pas la peinture vendue à Rome, sur toile mais à peine plus grande, qui serait plutôt un ricordo. L’inspiration poussinienne est évidente, et traduit une fidélité à Le Brun et à Noël Coypel, deux farouches partisans du dessin opposé au coloris. Plus peut-être qu’aux peintures de Poussin sur ce sujet, c’est au déploiement de l’expression des Passions tel qu’il se voit dans Le frappement du rocher et tel que le peintre l’explique dans une lettre à Jacques Stella qu’Ubelesqui s’adonne ici.

Il installe plusieurs péripéties : des Hébreux attablés, d’autres en adoration, d’autres encore, autour d’Aaron, simples spectateurs. Il en hiérarchise la perception par la lumière, mais les relie par le mouvement général circulaire, dont la danseuse est le point d’orgue. Des repentirs ici ou là, signes d’ultimes hésitations, troublent à peine le brillant de la facture, digne d’un miniaturiste dans certains passages, plus vaporeuse dans le paysage, évoquant Dughet. Si la démonstration s’en fait encore sur papier, le talent du peintre éclate dans cet ouvrage, tant par la technique que par l’expression savante et raffinée.

Sylvain Kerspern

Bibliographie
- A.DUVIVIER, « Liste des anciens élèves de l’école académique et de l’école des Beaux-Arts ayant remporté un grand prix… », Archives de l’art français, t. 5, Paris, 1857, p. 275-276
- Auguste JAL, Dictionnaire critique de biographie et d’histoire, Paris, 1867-1872, p. 1212-1213.
- Jules-Joseph GUIFFREY, Compte des Bâtiments du Roi, Paris, t. IV, 1896, col. 676, 962 ; t. V, 1901, col. 39, col. 429-430.
- Inventaire des tableaux dit Roy rédigé en 1709 et 1710 par Nicolas Bailly, pub. F. Engerand, Paris, 1899, p. 97.
- Fernand ENGERAND, Inventaire des tableaux commandés et achetés par la direction des bâtiments du roi (1709-1792), Paris, 1900, p. 467.
- Maurice FENAILLE, État général des tapisseries de la manufacture des Gobelins depuis son origine jusqu’à nos jours, 1600-1900, Paris, 1903, p. 268.
- Pierre ROSENBERG, « Un émule polonais de Le Brun : Alexandre Ubelesqui », Artibus & Historiae, 1990, vol. XXII, p.163-187.
- François MARANDET, « Alexandre Ubelesqui : de l’amalgame à la reconstitution d’un style », Les Cahiers d’histoire de l’art, no 10, 2012, p. 41-59.
- Barbara HRYSZKO, « Alexandre Ubeleski (Ubelesqui) : The Œuvre of the Painter and the Definition of his Style », Artibus & historiae, no 71, 2015, p. 226-280.

Charger plus