Philippe-Jacques de LOUTHERBOURG (Strasbourg, 1740 – Londres, 1812)

Vue du lac Buttermere dans le Lake District - 1787

89,8 x 147,7 cm

Huile sur toile
Signé et daté PJ. de Loutherbourg 1787 en bas vers le milieu
89,8 x 147,7 cm

Provenance
· Vente Christie’s Paris, 14 septembre 2016, lot 59.
· France, collection particulière.

Né à Strasbourg, Loutherbourg se forma à Paris auprès de Francesco Giuseppe Casanova, peintre de batailles et de paysages alors bien plus célèbre que son frère libertin. Grâce à son maître, le jeune artiste put étudier les paysagistes flamands et néerlandais comme Nicolaes Berchem ou Jan Both dont l’esthétique et la sincérité trouvaient un accord heureux avec sa sensibilité germanique. Soutenu par Carle Van Loo, il se présenta à l’Académie et fut agrée dès 1763 avec trois œuvres que l’on trouva « charmants, bien composés, dessinés et colorés » tout en soulignant le talent précoce d’un artiste d’à peine vingt-deux ans. Dès le Salon suivant, Loutherbourg exposa neuf tableaux et plusieurs dessins, rencontrant un large succès et une approbation de Diderot : « Quelle intelligence et quelle vigueur ! Cet enfant naquit donc le pouce passé dans la palette ? Où peut-il avoir appris ce qu’il sait ? Dans l’âge mûr, avec les plus heureuses dispositions, après une longue expérience, on s’élève rarement à ce point de perfection. »

Le peintre se constitua rapidement une clientèle prestigieuse : la comtesse Du Barry, Jean de Julienne, le duc de Gramont, le baron de Besenval furent parmi ses acheteurs. L’Académie le reçut en 1767 sur présentation de la Bataille, grande toile déjà exposée au Salon et aujourd’hui conservée au musée de Cholet. Bien que parfaitement établi à Paris, le jeune artiste éprouva un désir de voyager, dans un premier temps pour parfaire sa formation (on lui connaît des séjours en Provence et en Normandie), puis pour s’éloigner de la capitale et trouver un poste stable de peintre de cour. Ses déboires familiaux n’étaient probablement pas étrangers à cette volonté de partir, mais ce sont sans doute ses déconvenues financières et la perte d’un procès qui avaient précipité son départ et son installation à Londres en 1771. Il y exerça d’abord comme concepteur de décors au théâtre de Drury Lane, tout en présentant ses œuvres peintes et graphiques aux expositions de la Royal Academy, immédiatement remarquées. Sa carrière anglaise est couronnée par son entrée dans l’académie, dix ans après son arrivée, ce qui fit de lui l’un des rares artistes à avoir été membre des deux institutions artistiques les plus prestigieuses des deux côtés de la Manche. Loutherbourg reçut son diplôme des mains du roi, sur remise de son tableau de réception, Paysage avec troupeau et figures, un orage arrivant.
Les années 1780 marquent la reconnaissance publique et officielle des talents de l’artiste, plus importante que celle qu’il avait connue à Paris quelques vingt ans plus tôt. Curieux de découvrir les paysages de son pays d’adoption et suivant la vogue nouvelle de la société anglaise pour la nature nationale, longtemps jugée inférieure à l’exubérance italienne, le peintre effectua un long voyage dans le Derbyshire et le Lake District durant l’été 1783, qui eut des répercussions considérables sur son œuvre. Avec Thomas Gainsborough qui réalisa, en 1778, le portrait de Loutherbourg, il fut l’un des premiers peintres à parcourir cette région, à la recherche de motifs encore inexplorés. D’autres séjours suivirent : la côte est, le Cumberland, le Westmoreland, la côte sud vers Brighton et le Pays de Galles.

C’est à cette époque paisible, de pleine maturité, avant l’étrange voyage en Suisse à la suite de Cagliostro et les tourments de la Révolution française, qu’appartient le tableau que nous présentons. Le lac Buttermere, d’un miroitement argenté, s’étire jusqu’à rencontrer des berges verdoyantes parsemées de quelques rares bâtiments dont une église aux pieds des montagnes abruptes. Au centre de la composition, s’élève la pyramide parfaite du Fleetwith pic. À droite, la vue est bouchée par un escarpement rocheux qui accueille deux voyageurs prenant un peu de repos, une femme assise et un homme appuyé sur sa charrette. Le chien du couple est allongé à travers la route, haletant. Toute la partie supérieure de la toile est accordée au ciel qui aurait été limpide sans les volutes de brume matinale échappée des montagnes. Il s’embrase, à gauche, par les premiers rayons du soleil levant.
Parfaitement identifiable, notre paysage n’en est pas moins une reconstitution admirable dans l’atelier à partir des souvenirs du séjour dans le Lake District que les quatre années écoulées n’avaient pas parvenu à estomper. Tout le talent de Loutherbourg est de conférer à ces paysages « plus de force que l’original qui l’avait créé » pour reprendre les mots d’un critique de l’exposition de la Royal Academy, subjugué par la transformation de son environnement familier opérée dans les œuvres de l’artiste français.

La composition est d’un équilibre parfait, toute en triangles isocèles imbriqués soutenus par les lignes descendantes qui partent des bords de la toile. Le bas du tableau, lourd et dense, avec ses rochers amoncelés dont la petitesse des personnages révèle la taille énorme – c’est sur le plus imposant d’entre eux que l’artiste pose sa signature –, s’oppose à la partie haute, translucide et atmosphérique. Excellent coloriste, Loutherbourg mobilise l’ensemble du spectre visible qu’il juxtapose et fait dialoguer en créant des accords toniques : des crêtes lilas avec l’or du soleil, l’ocre brûlé du chemin avec le gris acier du lac, l’azur du ciel avec le vert chaud des frondaisons, la brume rosée avec les lointains turquoise.
Le peintre français se fait ici le chantre du pittoresque – picturesque en anglais –, principe cher à l’école anglaise du paysage défini par William Gilpin dans son Essay upon Prints comme « un terme exprimant ce genre particulier de beauté qui est agréable dans un tableau » (« a term expressive of that peculiar kind of beauty, which is agreeable in a picture »). La vue embrasse un large paysage où coexistent le classique, l’ordonné, le grandiose, voire le terrifiant, les terres habitées et la nature sauvage, l’immense et le petit. Avec ses lacs d’eau froide, ses vieilles montagnes usées par les vents et la pluie, sa végétation luxuriante en été, le Lake District se prêtait merveilleusement à cette interprétation du paysage et Loutherbourg en fit le sujet de plusieurs de ses grandes toiles, dont certaines présentées à l’exposition de la Royal Academy.
Le lac Buttermere et le pic Fleetwith figurent ainsi dans un autre tableau beaucoup plus petit et d’une touche plus grasse peint en 1785, Paysage du Lake District conservé à Leeds. Les deux œuvres semblent procéder d’un même croquis pris d’après nature, mais seuls les contours des grandes montagnes restent inchangés, tandis que le reste est une création de l’artiste. Dans la toile de Leeds, le lac paraît ainsi de taille beaucoup plus modeste qu’en réalité, ce qui empêcha Olivier Lefeuvre, spécialiste de Loutherbourg, de reconnaître l’endroit. C’est la redécouverte de notre peinture, à la topographie plus fidèle qui lui permit de préciser le site. Lefeuvre rapprocha par ailleurs notre paysage de la Vue de Snowdon depuis le lac Llanberris de format et exécution identique, exposée à la Royal Academy en 1787. Dans les deux œuvres prédominent la tranquillité, l’espace et l’atmosphère humide. Leur construction anguleuse en fait des pendants plausibles, d’autant que le caractère très minéral, l’ambiance automnale et la lumière chaude de la Vue de Snowdon contrastent avantageusement avec le coloris frais et la verdure abondante de notre paysage.

A.Z.

Bibliographie générale (œuvre inédite) :
Olivier Lefeuvre, Philippe-Jacques de Loutherbourg, 1740-1812, Paris, Arthéna, 2012.
Loutherbourg (Strasbourg, 1740 – Londres, 1812). Tourments et Chimères, cat. exp. Strasbourg, Musées de la Ville de Strasbourg, 2012.

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