Charles-Louis CLÉRISSEAU (Paris, 1721 – Auteuil, 1820)

Caprice architectural animé de personnages devant un arc de triomphe et Caprice architectural à la fontaine antique animé de lavandières

61 x 47 cm chaque

Gouache et lavis brun sur traits de plume et contour à l’encre de Chine
Formant pendant
Signée et datée en bas à droite 1781 pour la première
Signée et datée en bas à gauche 1782 pour la seconde
Au revers inscription à la plume mentionnant N°12 et N°15

Provenance :

· Collection de l’impératrice Catherine II de Russie (achat 1781)

· Vente C.G. Boerner, Leipzig, 4 mai 1932

· Collection privée Paris, dans la même famille depuis environ 1965

Bibliographie :
• T. J. McCormick, « Piranesi and Clérisseau’s Vision of Classical Antiquity », in Actes du colloque Piranèse et les Français, 1978.
• Louis Réau, Correspondance de Falconet avec Catherine II, 1767-1778, Paris, E. Champion, 1921
• Florent-Antoine de Gille, Musée de l’Ermitage impérial : notice sur la formation de ce musée et description des diverse collections qu’il renferme : avec une introduction historique sur l’Ermitage de Catherine II, Saint-Pétersbourg : Imprimerie de l’Académie impériale des sciences, 1860
• Charles-Louis Clérisseau : 1721-1820 : dessins du Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg [cat. exp.], Réunion des musées nationaux, Paris, 1995

Figure énigmatique de la peinture de ruines à l’aube du néoclassicisme, Charles-Louis Clérisseau conjugue ses dons de dessinateur au domaine de l’architecture dans lequel il se place comme l’un des plus renommés de sa génération. La paternité de ses œuvres a pu être confondue avec ses éminents contemporains italiens et français tels que Giovanni Paolo Panini (1691-1765) et Hubert Robert (1733-1808).
Jeune prodige, c’est naturellement que Clérisseau remporte le Prix de Rome en 1746, bien qu’il ne rejoigne l’Italie que trois années plus tard. Comme ses confrères, il étudie à l’Académie sous l’égide de Giovanni Paolo Piranesi (1720-1778), maître incontesté de la peinture architecturale qui enseigne alors l’art de la perspective. Passionné par la poésie des ruines qui l’entourent et nourrissent son inspiration, il tire de son environnement un grand nombre de dessins et de gouaches.

À la fin de son apprentissage Clérisseau, devenu un artiste prolifique, choisit de ne pas rejoindre la France aussitôt. Il ne rentrera que 15 ans plus tard, en 1767. Son don dans la pratique de gouaches est alors salué par l’Académie royale où il est reçu en 1769. Nos deux œuvres, datées 1781 et 1782, datent ainsi de la période française de sa carrière.
Tous comme ses confrères architectes Marie-Joseph Peyre (1730-1785) et Jacques-Germain Soufflot (1713-1781), il se rattache volontiers à la vague néoclassique qui envahit l’Europe et dont les caractéristiques esthétiques et idéologiques lui correspondent en tous points. Le fameux archéologue et historien Johann Joachim Winckelmann (1717-1768) qui en décrit les fondements se lie d’amitié avec Clérisseau. Il admire et encourage son travail à travers de fructueux échanges épistolaires. Dans ses œuvres, l’artiste s’attache à retranscrire la noble simplicité et calme grandeur évoquée par son ami dans son ouvrage Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques dans la sculpture et la peinture écrits publié en 1755.

Admirant l’Antiquité perpétuellement créative, Clérisseau choisit d’utiliser pleinement les vestiges de Rome comme son principal répertoire de formes. Ces monuments sont considérés comme des momentum, gardiens de l’Histoire aussi prodigieuse que marquante des empereurs, dont les regrets se formulent à travers les ruines architecturales et statuaires. L’Antiquité devient la référence suprême dans l’art, porteuse de sagesse et d’une beauté idéale, dessinant une continuité entre la Rome ancienne et l’époque moderne. Les guerres et victoires sont sculptées dans la pierre des triglyphes, métopes et linteaux des multiples temples et arcs de triomphe.

L’œuvre de Clérisseau connaît un rayonnement international, notamment en Russie où l’impératrice Catherine II règne depuis 1762. Habilement conseillée, elle achète en 1780 la majeure partie de la production de l’artiste, c’est-à-dire dix-huit portefeuilles de dessins et gouaches qui rejoignent instantanément la collection de l’Ermitage. Durant ses 34 années de règne, la politique d’acquisition de l’impératrice lui permet de rassembler plusieurs milliers de tableaux et dessins, qui en font l’une des plus prestigieuses collections d’art européenne. En 1867 un ouvrage recense les collections de la galerie impériale (Imperatorskij Ermitazh). Parmi les 11 880 dessins constituant la collection, « CHARLES-LOUIS CLÉRISSEAU (peintre d’architecture, né à Paris en 1721, mort dans la même ville en 1820) : 1148 vues de Rome, de Naples et d’autres villes d’Italie, y compris un grand nombre de dessins d’édifices et de monuments antiques (Ns 1842 - 2621,11444 11686, 11756 11777).

Choisissant de ne conserver qu’une étroite partie de sa collection – de laquelle sont vraisemblablement issues nos deux gouaches – Clérisseau souhaite instruire la jeune génération d’artistes et les préparer au voyage en Italie. Le catalogue de sa vente après décès mentionne ainsi des gouaches, collections de croquis et quinze portefeuilles contenant des compositions, vues d’Italie, détails d’architecture et figures du « meilleur temps » de l’artiste.

Ces deux œuvres forment un savant mélange d’éléments existants et fantasmés mêlant les différentes atmosphères et éléments de ruines qu’il a pu admirer durant les 15 années passées à Rome. Dans son œuvre, les caprices architecturaux sont systématiquement animés de scènes de la vie quotidienne. Ses gouaches illustrent ainsi un rapport tantôt tragique tantôt hédoniste à la vie lorsque la joie païenne des personnages rejoint les divinités antiques.

De tous les différents arcs érigés par les empereurs romains, Clérisseau s’est probablement inspiré de celui de Titus, Septime Sévère – qu’il avait par ailleurs étudié auparavant (ill. 1) - ou encore de celui de Constantin pour imaginer les ruines de la première gouache. Sa façade présente un fronton orné d’inscriptions latines dont SPQR devise romaine par excellence signifiant Senatus populsque Romanus (le Sénat et le peuple romain), symbole de la république fondée en 509 avant J.-C. Sur le linteau, le bas-relief présente différents trophées d’armes et de casques comme allégorie de la guerre et d’une épopée victorieuse.

La seconde gouache illustre une niche demi-lune à coupole ornée d’une voûte à caissons en pierre ponce caractéristique de l’époque romaine, témoignage d’une une prouesse technique dont l’engouement fut lancé lors de la construction du Panthéon sous le règne de l’empereur Hadrien (117-138).
Deux lavandières et un voyageur monté sur un âne se reposent près de la fontaine triomphant sous la coupole. Vestige d’une fontaine en marbre, elle est surmontée d’une statue représentant le dieu romain souverain Jupiter, symbole de puissance associées aux présages célestes liés aux pratiques divinatoires. Depuis lors, le dieu incarne la supériorité de la Rome antique. Le modèle original de Jupiter appelé Verospi est un modèle en marbre, aujourd’hui conservé aux musées du Vatican (ill. 2).

Construites sur la base de dessins croqués sur le vif, l’artiste retravaille méticuleusement ses œuvres en atelier. Baignées dans une douce atmosphère estivale, nos deux gouaches illustrent pleinement la dextérité technique de l’artiste, plaçant ingénieusement des accents de lumière sur les quelques personnages qui animent et rythment les compositions.
Le format spectaculaire de nos feuilles, habituellement réservé à la peinture, rappelle celles qui furent livrées à l’Ermitage. L’utilisation de la gouache n’est pas anodine : située entre le dessin et la peinture, cette technique permet une production aussi rapide que délicate. L’harmonie de l’ensemble est rigoureusement étudiée dans une volonté d’équilibre des couleurs en camaieux de tons ocres et en grisailles et des masses. La gouache permet de rendre les effets de transparence et de rendu des matières telle que la texture de la pierre, polie par endroits, granuleuse en d’autres ainsi que la douceur de la nature qui reprend ses droits et envahit progressivement les ruines.

En Italie, Clérisseau prolonge l’époque antique qu’il mêle au monde moderne. L’élégance émanant de ses œuvres rappelle le classicisme de la Grèce antique exploité par les romains, dont l’esthétique fut fondée sur l’équilibre et la rationalité, un art intellectuel et raffiné dans lequel Clérisseau se reconnaît.
L’artiste connaît un grand succès de son vivant. Son influence s’étend en Italie, en France, en Angleterre suite à sa rencontre avec les frères architectes Robert et James Adam, mais aussi jusqu’au Nouveau Monde : fasciné par la Maison carrée de Nîmes, Thomas Jefferson alors ambassadeur des Etats-Unis en France (1784-1789) sollicite Clérisseau pour la construction du Capitole de l’État de Virginie à Richmond.

M.O.

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