Pierre OZANNE (Brest, 1737-1813)

Immersion du neuvième cône dans la rade de Cherbourg en présence du roi Louis XVI, le 23 juin 1786

43,3 x 74,8 cm

1786.
Plume et encre noire, lavis, rehauts de gouache brune.
Papier hollandais, filigane de Jan Kool avec un blason couronné frappé d’une fleur de lys et un chiffre IV plus loin.

Provenance
· Commandé par Louis XVI en 1786.
· Probablement vente Paris, 21 mars 1977.
· France, collection particulière.

Œuvre en rapport
Gravure inachevée (Paris, Bibliothèque nationale de France, Est. EF 20, fol. 37).

En 1758, le port de commerce de Cherbourg nouvellement construit subit un nouveau raid destructeur anglais. Mais il fallut attendre 1791 pour que la décision soit enfin prise de protéger ce site exposé aux tempêtes et à l’ennemi en aménageant une rade. Le projet choisi fut celui de Louis-Alexandre de Cessart, ingénieur des Ponts et chaussées, qui proposa d’édifier au large une digue constituée d’une succession de gigantesques cônes creux posés sur le fond et remplis de pierres. Construite en chêne et en hêtre, chaque structure d’une vingtaine de mètres de hauteur avait, dans sa partie supérieure, des sabords ouverts sur plusieurs niveaux pour permettre le déversement des pierres à l’intérieur, quelle que soit la hauteur de la marée.
Le premier cône fut immergé en juin 1784. Deux ans plus tard, ils étaient huit sur quatre-vingt-dix prévus, le chantier gigantesque ayant pris du retard. C’est alors que le roi Louis XVI décida de faire un voyage en Normandie afin de voir de ses propres yeux cette prouesse technologique dont on a tant parlé à Versailles. Ce fut, si l’on excepte la fuite à Varennes, l’unique voyage en province de son règne.
Le roi fit son entrée dans Cherbourg le 22 juin 1786. Le lendemain, il visita le chantier, acclamé par une foule nombreuse et dans un sentiment de liesse ainsi décrit par Cessart dans sa Description des travaux hydrauliques : « L’élévation et le volume immense du cône, qui flottoit majestueusement, en effaçant les plus gros vaisseaux de guerre, l’aspect de la flotte pavoisée et garnie de troupes sous les armes, offroient un spectacle qui enflammoit l’imagination, et ranimoit l’esprit national par les idées de grandeur qu’il lui présentoit . »

Louis XVI s’embarqua avec une partie de sa suite sur un canot doré venu spécialement de Brest, puis passa une heure à bord du Patriote, trois-mâts de soixante-quatorze canons flambant neuf, avant de monter sur le cône no 1, le plus proche de l’échouage et en haut duquel un pavillon fut spécialement dressé. Flottant grâce aux centaines de barils et de tonneaux (ou tonnes), le neuvième cône dit « de la Passe de l’Est » fut alors remorqué vers son lieu d’immersion. On coupa les amarrages retenant les tonnes selon un ordre bien précis et, sous les salves des canons, la caisse coula. Le spectacle ne dura que trente minutes.

Notre dessin illustre le moment où les dernières tonnes se détachent du cône et sont propulsées en l’air par la puissance de la structure s’enfonçant dans la mer. La vue est prise depuis le large, avec la ligne de la côte qui marque l’horizon. La partie droite de la feuille est consacrée à l’alignement parfait de huit cônes déjà en place dont la partie haute demeure bien visible car la marée est descendante. La caisse le plus en avant est couronnée d’une tente blanche surmontée d’un drapeau royal. À gauche du neuvième cône, on distingue les quinze navires stationnaires qui avaient servi à amarrer le câble de retenue, ainsi que les chaloupes à voiles et à avirons pour la remorque. Le chasse-marée du premier plan – bien adaptés au transport des pierres et à leur déchargement dans les cônes, c’étaient les bateaux les plus employés sur le chantier – sert à stabiliser le dernier navire, mais offre également un emplacement de choix pour les curieux venus assister à l’évènement et apercevoir le roi. Hommes, femmes, enfants se pressent sur les pontons et la flottille de canots qui se tiennent à distance de l’imposante caisse, tandis que les ouvriers et les élèves ingénieurs grimpent aux mâts pour une meilleure vue. Enfin, au loin, dans la fumée des coups de canons, se dresse fièrement l’escadre royale de dix-sept navires de guerre, présidée par le Patriote.

Les relations du voyage royal à Cherbourg ne mentionnent aucun artiste qui aurait été chargé de fixer les détails de l’évènement. Or, parmi les œuvres qui commémorent cette visite, seuls quelques dessins, dont le nôtre, ont la précision d’une scène vécue et non reconstituée à partir de récits. Dans ces feuilles, le cône avec ses galeries est conforme aux croquis de Cessart et, à son sommet, sont visibles des arbres qui apparaissent bien dans un croquis technique conservé à l’École nationale des Ponts, mais sont absents de toutes les autres représentations. Cette expression fidèle s’enrichit en outre d’une compréhension authentique du monde naval dans toute sa complexité, dont seuls étaient capables les dessinateurs de la Marine et, plus particulièrement, les frères Ozanne. Et de fait, deux documents d’archives mentionnent, en octobre 1786, un paiement de 1 200 livres – somme considérable – du ministère à Pierre Ozanne pour son déplacement à Cherbourg afin d’exécuter la « 6e vue qui manque pour compléter la suite que le Roi a demandée [...] Cette vue est celle de l’entrée de Sa Majesté dans le bassin de Cherbourg ».

Fils d’aubergiste, Pierre marcha dans les pas de son frère aîné, Nicolas-Marie Ozanne. Entré à treize ans à l’école des dessinateurs des Gardes du Pavillon amiral de Brest, il obtint trois ans après d’aller perfectionner son art à Paris, parmi les huit élèves entretenus sur la cassette personnelle du roi à l’école dirigée par Duhamel du Monceau. En 1757, Nicolas nommé à Paris, Pierre le remplaça comme maître à dessiner des Gardes de Brest.

L’artiste était aussi un homme de science : cartographe brillant, il s’intéressait également à tout ce qui touchait la construction navale. En 1780, son zèle fut couronné par le brevet de sous-ingénieur-constructeur. Huit ans après, il reçut celui d’ingénieur. C’est comme dessinateur et ingénieur qu’il embarqua sur le Vaisseau-Amiral de d’Estaing Le Languedoc et prit part à la campagne d’Amérique. Il en rapporta une série remarquable de dessins de combats et aventures de mer. Ce voyage n’était ni sa première ni sa dernière expédition : infatigable, Ozanne « le cadet » avait été jusqu’aux côtes d’Afrique et de la Nouvelle Angleterre, aux îles Canaries et aux Antilles.

En 1786, l’artiste était justement de retour de Saint-Domingue lorsque la Marine le nomma conservateur au dépôt des cartes et plans à Versailles, et le chargea sans doute de suivre Louis XVI à Cherbourg. C’est alors que le roi lui aurait demandé une série d’au moins six grands dessins destinés sans doute à être également reproduits en gravure. Jusqu’alors trois ont été identifiés. Conservés dans une collection particulière, ils sont tous annotés : « Remis par ordre de M. le Maréchal de Castries à M. Choffard pour être gravé. Paris le 27 8bre 1786 ». Il s’agit de la Vue de la rade depuis le chantier, La Conduite du cône avec le canot royal et le Patriote et Le roi abordant à Cherbourg. De dimensions identiques, notre feuille complète la série avec L’Immersion du cône. Deux autres planches devaient être consacrées à la visite du chantier et probablement à la manœuvre navale qui avait suivi. Par ailleurs, deux dessins de Pierre Ozanne se rapportent au même évènement : un croquis à la pierre noire rapide et enlevé (Musée de la Marine, inv. 29 OA 49) et une version réduite et sans doute préparatoire de la Conduite du cône avec le bateau du roi placé trop à droite (inv. 27 OA 18). Enfin, une seule gravure est connue : non achevée, elle correspond parfaitement à notre dessin, mais rajoute quelques tonnes flottant sur l’eau autour du cône et qu’on s’étonne de ne pas trouver dans notre feuille.

Excepté ce petit oubli, l’exactitude de la scène est exceptionnelle. Les vaisseaux et embarcations sont rendus avec une familiarité de marin, que ce soit dans leur proportions, dans la précision de leurs agrès et leur position sur l’eau. L’artiste saisit le moindre mouvement, de l’animation des spectateurs jusqu’au bercement d’une chaloupe, la tension d’une corde ou la fumée d’un coup de canon. Alors qu’il ne s’agit pas, comme souvent chez Pierre Ozanne, de dessin pris directement sur le vif, on ressent l’instant dans tout ce qu’il comporte d’éphémère et, néanmoins, grandiose : la beauté de la rade sous un ciel d’été, la majesté des cônes disposés au large ou la réunion rythmique des mâts de l’escadre. Pour autant, la minutieuse description des personnages ou des gréements n’induit aucune sécheresse, car le trait demeure vif et inspiré, tandis que le lavis posé par touches délicates s’apparente à de l’estompe.

A.Z.

Bibliographie générale (œuvre inédite)
Muriel THOIN, « Les cônes de la grande digue de Cherbourg, un défi technique et maritime au XVIIIe siècle », Chasse-marée, no 56, mai 1991, p. 30-39.
Jacques VICHOT, « L’œuvre des Ozanne : essai d’inventaire illustré », nos 87-102, 1967-1971, plus particulièrement no 91, 1968, p. 30-31.
Charles AUFFRET, Une famille d’artistes brestois au XVIIIe siècle. Les Ozanne, Rennes, 1891.
Jeanne-Marie GAUDILLOT, Le Voyage de Louis XVI en Normandie, Caen, 1967, p. XLII-XLIII.
Louis-Alexandre de CESSART, Description des travaux hydrauliques, pub. L.-V. Dubois d’Arneuville, Paris, A.-A. Renouard, vol. II, 1808.

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