Atelier de Joos VAN CLEVE (Clève (?), ca 1485/1490 – Anvers, 1540/1541)

Saint Jérôme pénitent dans son étude

Huile sur bois. Trois planches de chêne non parquetées.

Provenance
France, collection particulière.

Synthèse parfaite de la pensée chrétienne et de la philosophe de l’antiquité gréco-romaine, réponse aux interrogations de société renaissante qui exaltait Érasme, « le nouveau Jérôme », et se cherchait dans la Réforme protestante ou catholique, l’image de saint Jérôme pénitent s’imposa dès avant la fin du XVe siècle éclipsant ses autres iconographies. De l’évocation des trois années passées en ermite par le jeune prêtre dans le désert de Syrie et de plus en plus souvent de l’épisode décrit dans la Légende Dorée où le saint se frappait la poitrine afin de chasser de son esprit les visions des « délices de Rome », la pénitence de Jérôme finit par résumer ses longues années de labeur et de dévotion dans le monastère de Bethléem que l’on imaginait ponctuées par ces moments de contemplation, d’abnégation et d’humilité.

En Italie et dans le Nord, deux iconographies parallèles se formèrent, mettant en scène saint Jérôme âgé et barbu. La première le montrait près de sa grotte, agenouillé devant le crucifix et prêt à se frapper avec une pierre, vêtu d’une simple bure, les habits cardinalices jetés à terre. La seconde le représentait dans son étude, vêtu de rouge, abandonnant ses écrits pour se tourner vers le ciel comme dans cet autre passage de la Légende Dorée où il avait eu une vision de Dieu l’accusant d’être « cicéronien et non chrétien ».
Né vers 1485-1490 dans la Rhénanie du Nord, Joos van der Beke surnommé van Cleve apparaît pour la première fois dans les sources anversoises en 1511, date de sa réception comme franc-maître dans la guilde de saint Luc. Bientôt célèbre et sollicité de toutes parts, à la tête d’un atelier considérable, il peignit des retables d’églises et de chapelles, des portraits et des tableaux de dévotion pour une clientèle vaste et internationale. Au début des années 1530, il fut appelé à la cour de France, puis revint à Anvers vers 1535 pour ne plus la quitter jusqu’à sa mort vers 1540-1541. Son art savant et délicat où se mêlent influences italiennes et souvenirs des primitifs flamands s’inscrit pleinement dans la production anversoise du premier XVIe siècle, mais sa ligne suave, la lumière diffuse et claire qui illumine ses scènes simples et ses figures statiques animées seulement par le foisonnement de détails au symbolisme complexe, cette douce poésie teintée de mélancolie distinguent les œuvres de Van Cleve des créations de ses contemporains comme Quentin Metsys, Jan Gossaert ou Joachim Patinir et permettent d’avancer des attributions certaines même en l’absence de signature ou trace documentaire.

La première représentation, très conventionnelle, de saint Jérôme par Joos van Cleve date du milieu des années 1510. Dans le sillage de Patinir, Joos plaça le saint dans un paysage luxuriant, mais il y apparaît presque nu, amaigri et épuisé. Quelques années plus tard, c’est l’image de Dürer qui se lit derrière le Saint Jérôme dans son étude de Van Cleve. Car si la position frontale, le cadrage au plus près de la figure, la perspective impossible qui fait incliner la table vers le spectateur, comprime l’espace et déforme les objets, appartiennent bien à l’art du maître anversois, la pose du saint, la tête appuyée sur la main droite et l’index gauche posé sur un crâne sont des citations directes de Dürer. Moins torturée et surtout plus explicite grâce notamment à tout un vocabulaire symbolique l’image de Van Cleve connut un grand succès à en juger d’après le nombre de répliques subsistantes.

Il fut tout autant d’une autre représentation de saint Jérôme qui ne s’appuyait sur aucune formule existante et était vraisemblablement la création de Van Cleve née vers 1525 sinon de ses réflexions personnelles, du moins d’un dialogue avec un commanditaire éclairé (ill. 2). La comparaison avec les réalisations autographes de Joos van Cleve, telle la prédelle du retable de la Déploration du Christ conservé au Louvre qui met en scène les apôtres dans des poses similaires, ne laisse guère de doutes sur la paternité du maître anversois. Réunissant les deux thèmes, la pénitence et le désert d’un côté, l’écriture et l’étude de l’autre, le peintre figura le saint rajeuni et dénudé, sa bure grise déchirée dans un geste d’une extrême détermination. Mais derrière Jérôme, c’est cette même cellule remplie d’objets et devant, la même table recouverte de drap vert où sont posés ses lunettes, l’encrier, la plume et le livre des Épitres de Paul. Dans une sorte d’extase, saint Jérôme semble avoir à peine écrit sur une feuille la phrase tirée de ses commentaires sur l’Evangile de saint Matthieu et qui rappelle l’imminence du Jugement Dernier. La chandelle fumante, le crâne avec une mouche renvoient à la vanité des êtres et à la mort. La pierre que le saint sert dans sa main droite annonce les blessures qu’il s’apprête à s’infliger, sa bouche entrouverte récite des prières et implore. Mais le visage illuminé et étonnamment serein du saint, ses yeux clairs levés au ciel et à la lumière font présager la béatitude éternelle qui l’attend et deviner la vision de la sainte Trinité dont il parle dans l’une de ses missives et qui rend inutile le crucifix de l’iconographie « au désert ». Formule au prime abord peu explicite, puisque la direction trop haute du regard de saint Jérôme de Van Cleve ne permet pas à cette apparition divine de Christ en Majesté ou de sainte Trinité d’occuper un panneau voisin. Mais le tableau pouvait être placé de façon à ce que le saint soit tourné vers un autel de chapelle, un retable d’oratoire ou une croix, faisant passer le lien entre Dieu et l’ascète par l’espace même du spectateur.

Sans précédent, cette nouvelle formule plut et fut reprise sans aucune modification d’abord par l’atelier de Joos van Cleve, puis par les artistes flamands et allemands. Jusqu’alors, seule une version différente était connue, celle de Gênes, agrandie et vraisemblablement postérieure, qui remplace l’arrière plan par un fond sombre (ill. 3), ainsi que trois panneaux quasi identiques attribués au Maître de l’Adoration de Lille, suiveur de Van Cleve . Celui-ci avait conservé la pose et les objets, mais réorganisé l’espace, réintégré le crucifix et symbolisé la vision par des amas de nuages voire abaissé le regard du saint pour placer en diptyque la représentation de la sainte Trinité, facilitant ainsi la lecture de cette iconographie.

Notre panneau conserve intacte la figure du saint de Van Cleve, mais le cadrage plus large laisse mieux voir le bord du drap vert posé sur la table dépouillée car sans chandelier ni livre d’Épitres. Et surtout, l’étude du saint avec sa fenêtre, son rideau et ses multiples objets s’évanouit au profit d’un drapé rouge qui forme tel un cadre à la figure de Jérôme soulignant la luminosité extraordinaire des carnations. Loin d’être un ornement anodin, ce drapé fait rentrer dans la formule la pourpre cardinalice du Docteur de l’Église tout en évitant la représentation trop directe du chapeau de cardinal. C’est là une image entière, intemporelle et cependant laconique de saint Jérôme, figure clé de la piété renaissante, oscillant entre ascèse et contemplation, activité et passivité.

Un tel développement iconographique de la formule créée par Joos van Cleve, semble improbable en dehors de son atelier. De fait, il s’agit de l’une des rares versions qui reprend les dimensions et les principaux contours de l’original en n’omettant que quelques détails superflus comme les boutonnières de la bure, et qui reproduit exactement la citation de saint Jérôme, la plupart des répliques replaçant maladroitement « sive » par « sine ». Mais surtout, la qualité de notre panneau est tout à fait comparable aux meilleures réalisations sorties de l’atelier de Van Cleve, avec cette chair éclatante aux ombre bleutées, ces cheveux vaporeux traités un par un, tissus fins aux plis amples, volumes arrondis, ombres portées profondes aux contours nets. En même temps, la musculature atténuée, la touche plus grasse, le traitement un peu raide de la bure, le dessin préparatoire léger ne permettent pas d’y voir le travail du maître lui-même dont on connaît la finesse de la ligne et la justesse dans le rendu des matières. Notre panneau n’en demeure pas moins tout à fait exceptionnel dans la production de Joos van Cleve et de son atelier, puisque cette iconographie d’apparence simple s’avère d’une rare complexité, nourrie d’influences variées et notamment transalpines, alimentant ainsi la question non encore résolue d’un possible voyage de l’artiste anversois en Italie.

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