Michel ANGUIER, atelier de (Eu, 1612 - Paris, 1686)

Vertumne, projet de statue pour les jardins de Sceaux

H. 53,9 cm

Circa 1670. Terre cuite, traces de badigeon ancien.

Provenance
• États-Unis, collection particulière.

Dans le Supplément au premier volume de son Antiquité expliquée et représentée en figures paru en 1724, Dom Bernard de Montfaucon, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, nota, à propos de Vertumne :

« Le plus beau Vertumnus qu’on ait encore vû est celui de Seau : c’est une statue de marbre de trois pieds de haut. Sa tête ressemble si parfaitement à celle de Jupiter, qu’on l’auroit pris pour lui, si tous ses symboles n’indiquoient surement un Vertumnus. Il est couronné d’épis de bled, marque certaine du dieu de la campagne . »

La description est accompagnée d’une gravure qui surprend par la quantité de détails si parfaitement conservés et surtout la présence incongrue d’un chien que le savant préfère d’omettre. De fait, cet animal au museau fin provient tout droit de la Diane chasseresse et s’avère notamment très proche de celui du Portrait d’une Dame romaine en Diane de Cumes (musée du Louvre, inv. MA247).

En 1724, le château de Sceaux appartenait au duc du Maine, fils légitimé du roi, mais la collection de sculptures qui ornaient le parc appartenait aux précédents propriétaires du domaine, Colbert et son fils, le marquis de Seignelay. Entre 1670 et 1690, André Le Nôtre créa pour eux de vastes jardins où trouvèrent place près de trois cents statues, bustes, termes et vases, copies d’antiques ou œuvres des plus grands sculpteurs du règne de Louis XIV : Michel Anguier, Pierre Puget, Gaspard Marsy, François Girardon, Jean-Baptiste Tuby, Antoine Coysevox et Jean-Baptiste Théodon.

Le domaine fut confisqué comme bien national dès 1793 et les statues dispersées entre les jardins parisiens de Luxembourg et des Tuileries, mais également le Muséum (musée du Louvre) et le Musée des Monuments français d’Alexandre Lenoir. La trace du Vertumne de Sceaux se perd alors, et s’il est encore décrit dans les ouvrages sur la mythologie publiés au XIXe siècle, c’est uniquement grâce à Bernard de Montfaucon.

Or, il s’avère que ce Vertumne est étroitement apparenté à une statuette de marbre de Paros provenant de la collection d’antiques du cardinal de Richelieu, la plus grande en France au XVIIe siècle avec ses quatre cents pièces environ réparties surtout entre le Palais-Cardinal à Paris et le château de Richelieu en Poitou. Le petit Vertumne est mentionné dans une relation anonyme d’un visiteur de Richelieu , puis dans la description publiée en 1676 par Benjamin Vignier, gouverneur du château pour Armand-Jean Vignerot du Plessis, petit-neveu du cardinal. Vignier le confond avec Prothée et donne son emplacement dans le cabinet de la Reine dans l’aile droite, « sur les coins de la corniche du lambris », avec une urne, un Cupidon et un Esculape. Déplacée au siècle suivant dans le cabinet du Roi , la statuette, bien que « rompue en plusieurs morceaux », est choisie en 1800 par Léon Dufourny et Ennio Quirino Visconti pour le Museum Central, futur musée du Louvre, où elle se trouve toujours.

À l’inverse de la plupart des autres pièces provenant du château de Richelieu, le Vertumne ne fut pas « dérestauré », alors même que les seuls la tête, le torse et les cuisses étaient antiques . Il demeure donc tel qu’il était au XVIIe siècle, complété vraisemblablement en Italie dès avant son acquisition par le cardinal de Richelieu. Mais si bien des éléments datent des années 1620-1630, dont la serpette dans la main droite (aujourd’hui cassée), l’iconographie avec visage d’un homme mûr, couronne d’épis, la peau de bouc nouée sur l’épaule et repliée sur le bras gauche, les fruits et légumes qu’elle contient, remonte bien au IIe siècle.

Datant de la seconde moitié du XVIIe siècle, notre terre cuite, malgré sa petite taille, n’est pas un moulage du Vertumne antique du Louvre, alors même que la pratique était courante à l’époque. C’est une réinterprétation à la fois respectueuse des détails iconographiques et forte d’une tradition statuaire classicisante du règne de Louis XIV. L’artiste corrige les proportions du corps, de façon à les rendre plus conformes aux canons classiques. Il modifie également la position des jambes pour obtenir un élégant contrapposto et suggérer un mouvement : il a comme source probable d’inspiration l’Alexandre Sévère Richelieu (Louvre, inv. MA 890). Pour cela, le sculpteur doit déplacer le tronc d’arbre qui assure la stabilité, incliner la terrasse, supprimer la massue et agrandir la peau de bouc pour supporter le volume des fruits. Le sculpteur arrange la chevelure de la divinité, supprime le touron à l’arrière de la couronne d’épis, et, comme souvent à cette époque, dissimule le sexe sous une feuille de figuier. S’inspirant sans doute d’une Diane chasseresse, il rajoute le chien qui apporte une touche de grâce et camoufle avantageusement l’épaisseur du tronc. Enfin, preuve probablement que la statuette prépare un marbre, le bras droit du Vertumne est placé plus près du corps afin de ne pas fragiliser la pierre par le poids trop important de la serpette.

La représentation gravée du Vertumne de Sceaux correspond presque en tous points à notre statuette. Les quelques légères différences s’expliquent facilement d’une part, par le passage de la terre cuite au marbre, et d’autre part, par la fantaisie du dessinateur qui cherche à montrer tous les côtés d’une statue en ronde bosse. La modification la plus importante concerne les chaussures que porte le Vertumne de Sceaux. Or, on les retrouve très exactement dans la statue antique d’Antinoüs en Aristée, acquise à Rome par le cardinal de Richelieu pour son château sous le nom de Vertumne sous les traits d’Antinoüs (Louvre, inv. MA 578).

Tout porte donc à croire que le Vertumne de Sceaux n’était pas une sculpture antique, mais une création du XVIIe siècle, réalisée en s’inspirant des marbres du IIe siècle conservés au château de Richelieu. Alors que l’iconographie traditionnelle préférait représenter le dieu des jardins en jeune homme tenant des fruits ou une corne d’abondance, l’auteur de notre terre cuite tenta de se rapprocher le plus du modèle originel malgré l’accumulation d’attributs déroutante. Ces attributs correspondent pourtant assez bien à ce dieu dont le nom même provient du verbe latin signifiant « changer ». Protecteur des jardins et des vergers, veillant à la fécondité de la terre, Vertumne avait la capacité de changer d’apparence à son gré et usa de cet artifice pour séduire Pomone. Dans les Métamorphoses d’Ovide (liv. XIV), il apparaît à la nymphe sous la forme d’un bouvier avec un aiguillon, d’un vigneron avec une serpette, puis d’un « rude moissonneur » avec des épis dans une corbeille et les « tempes ceintes d’un touron de foin », d’un pêcheur avec une canne, d’un soldat avec une épée et, enfin, d’une vieille femme avec un bâton. La présence de ce Vertumne inhabituel à Sceaux semble liée aux travaux de la Petite Académie, future Académie des Inscriptions, fondée par Colbert en 1663 pour orienter les créations allégoriques ou mythologiques des artistes, en vérifier l’exactitude et composer les devises.

Reste à élucider la question de l’auteur de notre terre cuite. La grande finesse des détails, l’assimilation parfaite d’influences diverses, l’exactitude anatomique, la terre travaillée dans une grande densité sans traces d’outils à l’exception du tronc et de la terrasse : tout révèle la main d’un artiste affirmé. Bien que la manière soit volontairement antiquisante, on ne croit retrouver ici ni la souplesse de Girardon et de Puget, ni la sensibilité de Coysevox ou de Théodon, mais plutôt une puissance qui était l’apanage de la génération précédente. On est tenté de rapprocher ce Vertumne de la série des dieux et déesses réalisée en 1652 par Michel Anguier pour Sceaux, dont subsistent quelques terres cuites de la même hauteur que la nôtre. Toutefois, non seulement il n’est nulle trace, dans les sources écrites, d’un Vertumne réalisé par Anguier, mais surtout notre statuette n’a ni la fougue parfois berninienne du sculpteur, ni la musculature très prononcée de ses nus masculins comme dans Pluton mélancolique dont la pose est sensiblement proche.
A.Z.

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