Jean-Marc NATTIER (Paris, 1685 – 1766)

Portrait présumé de Charlotte Paulmier de La Bucaille, marquise de Cany, en source

Circa 1740
Huile sur toile
88,5 x 73,3 cm
Cadre d’origine à motifs rocaille ajourés d’époque Louis XV

Provenance /
· France, collection particulière.

Bibliographie générale (oeuvre inédite)
Pierre de NOLHAC, Nattier peintre de la cour de Louis XV, Paris 1925.
Xavier SALMON, Jean-Marc Nattier (1685-1786), cat. expo., Versailles, 2000.

En 1741, l’ambassadeur de Suède en France, Carl Gustaf Tessin, connaisseur et collectionneur, souligne combien il était devenu difficile d’obtenir un portrait de Nattier, tant le maître était sollicité par les femmes. C’est à cette époque en effet que se forge la manière inimitable du portraitiste et son répertoire d’attitudes, de ports de têtes et de travestissements mythologiques appelés à sublimer ses modèles féminins. L’art de Nattier se démarque alors de celui des autres portraitistes galants par une gamme chromatique associant le bleu, le gris perle, le vert et le rose, et par l’usage d’une matière posée en touches légères et duveteuses qui confère un aspect un peu flou aux chairs et contribue à accentuer leur volume. Sans cesser d’être fidèle, c’est-à-dire sans trop perdre la ressemblance, son pinceau habile sait composer pour chaque dame une effigie gracieuse et touchante, en évitant toute ostentation ou solennité.
Le thème de la source apparaît la première fois dans le grand et ambitieux portrait de Marie-Anne de Bourbon, dite Mademoiselle de Clermont, aux eaux minérales de Chantilly peint en 1729. En déesse des Eaux de la santé, la fille de Louis III de Condé et de Mademoiselle de Nantes est représentée en pieds, assise sur un rocher et s’appuyant sur l’urne emblématique d’où s’écoule l’onde claire. Elle est vêtue d’un déshabillé léger dont la teinte gris perle contraste avantageusement avec le bleu lumineux du drapé. La dame est accompagnée par une nymphe et un petit Amour qui tient le serpent d’Esculape et un gouvernail. On reconnaît à l’arrière-plan le pavillon de la fontaine minérale qui avait été édifié vers 1725 dans la partie du parc située près de la route menant de Chantilly à Creil.
Les multiples variantes postérieures de ce thème de la source adoptent un format plus réduit, le cadrage en grand buste caractéristique et se débarrassent de tous éléments allégoriques, ne gardant que l’essentiel : l’urne, les roseaux, le déshabillé parfois agrémenté de quelques colliers de perles et le drapé de taffetas de soie bleu aux reflets chatoyants. Les dames issues des familles les plus illustres avaient choisi de paraît en déesse des Eaux : Mademoiselle d’Ussé en 1734, Louise-Henriette de Bourbon-Conti en 1738 (signé et daté au revers de la toile, New York, Metropolitan Museum of Art, inv. 56.100.2), Élisabeth de La Rochefoucauld, duchesse d’Enville en 1740, Marie-François de Beauvau, marquise de Boufflers vers 1750 (Limoges, musée des Beaux-Arts) et Madame Victoire représentée incarnant l’Eau en 1751 (Sao Paulo, Museo de Arte). Mais il pouvait également s’agir de modèles moins titrées, telles Marie-Henriette Berthelot de Pléneuf issue d’une puissante famille de financiers, peinte en 1739, et Élisabeth Robinet, madame de Flesselles, épouse d’un ancien banquier devenu secrétaire du roi et qui avait posé en 1747 (Princeton, University Art Museum, inv. 1964-5).
Jamais un portrait ne répète exactement le précédent, même si Nattier n’hésite pas à reprendre certains gestes et détails. Réalisée sans doute au tout début des années 1540, notre peinture partage ainsi avec celle de la duchesse d’Enville le déshabillé qui glisse sur les bras et le collier de perles traversant l’épaule. Le bouillonnant drapé bleu rappelle celui du Portrait de Madame Berthelot de Pléneuf. Par ailleurs, la pose très frontale, le port de tête altier et l’index pointé de la main gauche emprunté aux portraits d’apparat, même s’il n’indique que l’eau qui s’écoule, confèrent au modèle une certaine gravité, tempérée par la douceur du visage de la jeune femme traité dans un léger flou.
Comme toujours chez Nattier, l’idéalisation est employée avec parcimonie et n’empêche nullement les traits de son modèle de transparaître. On reconnaît ainsi sans peine la jeune femme de notre toile dans un autre portrait, peint par l’artiste une dizaine d’années plus tard selon une formule plus conventionnelle, sans le travestissement allégorique. Conservé au château de Cany près de Fécamp, celui-ci représente Charlotte Paulmier de La Bucaille, marquise de Cany.
Issue d’une famille de noblesse seconde de Normandie, elle naquit en 1718, fille cadette de Pierre Paulmier, seigneur de La Boucaille et de Prestreval. Avant de mourir en 1734 celui-ci maria très avantageusement ses deux filles et uniques enfants, confortablement dotées. L’aînée, Geneviève, épousa Charles-Étienne Maignard, seigneur de La Vaupallière et de Hauville, conseiller au Parlement de Normandie, âgé de soixante-sept ans. Elle se remaria ensuite avec Jean-Baptiste le Camus de Pontcarré, seigneur de Viarne, maître des requêtes ordinaire de l’Hôtel du roi.
Quant à Charlotte, elle s’unit en 1733 avec un jeune homme né la même année qu’elle, Pierre-Jacques-Louis de Becdelièvre, marquis de Quevilly. Il fut le fils unique et l’héritier de Louis de Becdelièvre, très riche conseiller au Parlement de Normandie et qui se qualifiait de marquis de Cany, bien que cette terre, acquise par son oncle en 1713, n’ait jamais été érigée en marquisat. Devenu marquis de Cany à la mort de son père, Pierre-Jacques-Louis rompit avec la tradition familiale de robe pour vivre noblement et se rapprocher de la cour. Le nouveau statut de la famille fut concrétisé par l’union, la veille de la Révolution, des petites-filles du marquis avec les membres de la puissante et ancienne famille de Montmorency-Luxembourg. Hélas, morte en 1754, Charlotte n’était plus là pour voir ses descendantes devenir comtesse de Luxembourg et princesse de Montmorency.
Peint très vraisemblablement peu après l’arrivée du couple marquisal à Paris, notre portrait est une célébration éclatante et néanmoins discrète d’une progression familiale réussie. C’est également une oeuvre d’un raffinement rare et d’un équilibre parfait, servi d’un pinceau frémissant et virtuose.

A.Z.

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