Abraham-Louis-Rodolphe DUCROS (Moudon, 1748 – Lausanne, 1810)

Provenance :
• France, collection particulière.

Bibliographie :
• Jörg Zutter (dir.), Abraham-Louis-Rodolphe Ducros : un peintre suisse en Italie, (cat. exp.), Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts, Milan, Skira, 1998.
• Pierre Chessex, « Tradition et innovations dans la peinture de paysage à l’époque de la Révolution française : l’exemple de Louis Ducros (1748-1810) », in L’art au temps de la Révolution française, Strasbourg : Société alsacienne pour le développement de l’histoire de l’art, 1992
• Daisy Agassiz, « Abraham-Louis-Rodolphe Du Cros, peintre et graveur 1748-1810 », in Revue historique vaudoise, n° 35, 1927, p. 3-14, 33-40, 65-76, 97-104, 128-138
• Laurence Barghouth, « Ducros, Bridel et Francillon : trois amateurs d’art autour de 1800 », in Revue historique vaudoise, n° 103, 1995, p. 337-368

Enfant du pays de Vaud (Suisse), Abraham-Louis-Rodolphe aurait débuté une carrière dans le commerce avant de se résoudre à la pratique artistique : « il était né peintre ; il ne pouvait être que peintre : d’abord il s’emploie à dessiner les monuments dérobés à ses occupations journalières ; bientôt le dégoût du commerce s’empare de lui : il quitte son comptoir et Genève, traverse l’Italie et arrive dans le sanctuaire des arts. » Au musée des Beaux-Arts cantonal de Lausanne, l’œuvre de Ducros tutoie celle de ses contemporains Jacques Sablet, Jean-Pierre Saint-Ours ou encore Angelika Kauffmann rejoignant la production d’artistes Suisse ayant effectué une grande partie de leur carrière en Italie.
Ducros se met en route pour l’Italie en 1776. Il se veut un peintre de paysage, d’architecture et de la nature pour qui la confrontation avec le monde antique se doit être la principale source d’inspiration. Au milieu de ces perspectives, il commence par faire son propre Grand Tour tout en perfectionnant son savoir-faire. Au cours de son voyage, il côtoie les plus spectaculaires paysages méditerranéens et s’exerce ainsi à la vue topographique qui fera le succès de sa carrière.
La minutie de son pinceau lui permet de vendre ses œuvres à une clientèle distinguée dont des amiraux et diplomates anglais faisant étape en Italie. Son œuvre fut ainsi largement collectionnée de son vivant en Grande-Bretagne, participant au développement de l’aquarelle au cours du XVIIIe siècle. Quelques-unes d’entre elles ornent aujourd’hui encore des châteaux anglais tels que Stourhead (Wiltshire), Dunham Massey à Altrincham (Cheshire), Coughton Court à Alcester (Warwickshire).

Les premières œuvres de l’artiste dévoilent un voyage fantasmé à travers l’Antiquité, rendant hommage à une époque grandiose commémorée à travers les ruines architecturales qui reposent dans de remarquables paysages. Sa production nous permet de retracer son parcours entre Rome, Naples, la Sicile et Malte, des plaines aux cascades en passant par les collines et vues de port.
Les mises en scènes sont systématiquement grandioses. Elles traduisent un sentiment d’immensité de la nature rendue à travers de formidables panoramas. Pour rendre cet effet, Ducros choisit ingénieusement des points de vue abaissés permettant d’ouvrir la perspective et de la rendre presque écrasante, renforçant ainsi l’aspect monumental. D’autre part, il étudie l’œuvre de Piranèse (1720-1778) et s’en inspire en amplifiant l’échelle des monuments par rapport aux personnages qui n’occupent désormais qu’une étroite position : leur présence, presque épisodique, ne sert qu’à animer la composition. Pour la réalisation des personnages jugés moins importants, l’artiste collaborera à plusieurs reprises avec Giuseppe Mazzola (1748-1838) dont l’élégance a pu être reconnue dans certaines aquarelles de la période napolitaine.

Ducros ne se limite pas à la représentation des ruines de la Ville Éternelle. À l’été 1778, il part pour la Sicile entouré de quelques compagnons. En quittant Naples, ils font escale à Avellino, Paterno, Canosa, Bari puis Tarente, louent des barques et se retrouvent enfin en Sicile. Ils passent quelques jours à Messine avant de rejoindre Taormine où l’artiste réalisa probablement la gouache présentée ici, parmi d’autres (ill. 1).
Parmi les vestiges antiques de la ville demeure le théâtre gréco-romain dont la construction remonte au IIIe siècle avant J.-C. Remarquablement conservé, le théâtre fascine par sa magnificence, souvenir d’une époque antique rêvée dont l’artiste tire plusieurs aquarelles (ill. 2). La vue offre une perspective infinie permettant à l’œil du spectateur de se promener jusqu’à la mer puis, dans sa continuité, jusqu’à l’Etna que l’on aperçoit dans sa totalité en arrière-plan.

Depuis Paolo Panini (1691-1765) jusqu’à Hubert Robert (1733-1808), les ruines exercent un véritable effet de fascination sur les artistes en quête de puissance historique. Pourtant, Ducros ne cherche pas à copier le travail de ses aînés mais bien de s’en inspirer pour les intégrer à sa propre conception. Dans ses paysages documentaires, il livre progressivement une véritable ode à la nature. À l’aube du romantisme, elle reprend ses droits sur l’homme et envahit la majeure partie de ses compositions. Les ruines, quant à elles, expriment les nouvelles tendances esthétiques littéraires et la sensibilité de leurs auteurs tels que Edmund Burke (1729-1797) et le sublime ou William Gilpin (1724-1804) à travers le pittoresque. Ducros comprend cette sensibilité et la réinvente. Désormais son œuvre prend une nouvelle forme, l’Histoire passe au second plan. La seconde aquarelle présentée ici illustre cette conception. Retiré dans les hauteurs, l’artiste cherche des paysages jusque-là inexplorés par ses confrères, profitant de la prédominance végétale bien qu’interrompue ici à droite par la construction d’une villa.

« Le ciel est dans le paysage ce que la face est dans une figure humaine ; c’est le ciel qui, par les accidents de lumière et d’ombre, répand dans un paysage un ton triste ou gai, sombre ou serein, paisible ou agité, convenable au caractère sous lequel on veut le représenter. »

Par son éblouissante technique, Ducros hisse l’aquarelle à son plus haut niveau d’exigence, tentant de rivaliser avec la peinture à l’huile tant par le format que par un habile traitement des couleurs.
Il croque sur le vif et capture les effets changeants de lumière avec une grande acuité. Dans ses perspectives atmosphériques, le ciel tantôt nuageux et contrasté, tantôt éclairci par un rayon de soleil, ainsi que la nature sont traités dans de savants camaieux de bleus et de verts qui insufflent instantanément une douceur et une incontestable fraîcheur à la composition.

L’œuvre d’Abraham-Louis-Rodolphe Ducros occupe une place de premier plan dans la collection permanente du musée cantonal des Beaux-Arts de la ville de Lausanne où l’artiste s’éteint en 1810. Le musée peut se prévaloir de conserver le fonds d’atelier rapporté en Suisse par l’artiste à son retour d’Italie.
À une époque où le paysage est un genre encore considéré comme mineur, Ducros parvient à s’établir comme l’un des meilleurs de sa génération. Sa fascination pour la nature et la poésie des ruines rapproche son œuvre de celle des artistes préromantiques. À travers ses compositions, il traduit ses propres sentiments : les spectacles sublimes de cieux troublés par l’arrivée d’un orage (ill. 3) rappellent la fin de son séjour italien et le tempérament inquiet d’un artiste exilé dans une époque bouleversée par la Révolution.

M.O